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I LE SIDA COMME MALADIE FAMILIALE : L’HISTOIRE DE VICTOIRE

CONTEMPORAINE AU TEMPS DU SIDA

I LE SIDA COMME MALADIE FAMILIALE : L’HISTOIRE DE VICTOIRE

Afin d’illustrer la complexité des dimensions et des facteurs sociaux autant que relationnels faisant du sida une « épidémie familiale », je commencerai mon propos en relatant l’histoire familiale de Victoire, une femme âgée de trente-neuf ans, mère de quatre enfants dont deux sont infectés par le VIH. Les conditions de la découverte de sa séropositivité à l’occasion d’une grossesse, le dépistage et l’information des enfants et de son mari, ou encore les stratégies de dissimulation quotidiennement mises en œuvre pour préserver le secret de la maladie, donnent en effet à voir la dynamique et la complexité des dimensions familiales de cette « épidémie familiale » qu’est le sida.

La première fois que j’ai rencontré Victoire en novembre 2005, elle était affairée à cuisiner dans la cour de l’association dont elle est bénéficiaire depuis la découverte de sa séropositivité. Comme chaque jour de la semaine, elle vient passer sa journée à l’association accompagnée de son bébé, tandis que ses trois autres filles, respectivement âgées de sept, douze et quinze ans, sont à l’école. Le soir venu, après leur journée d’école, ses filles l’y rejoignent avant qu’elles ne regagnent ensemble leur maison en banco située en zone non lotie à 3,5 km de l’association. Victoire me confia un jour, qu’elle vient à l’association parce qu’elle « tourne toute la journée dans la maison » et que « la chaleur y est insupportable » : « Il fait trop chaud dans la maison et y a pas d’arbres dehors pour s’asseoir. Le soleil tape toute la journée sur les tôles et quand il pleut, la pluie rentre dans la maison ». En justifiant sa présence quotidienne à l’association par la rudesse du climat et de l’environnement domestique dans lequel elle évolue au quotidien, Victoire passe sous silence la violence de sa situation et de celle de sa famille.

Victoire a découvert sa séropositivité en novembre 2004, à l’occasion d’une grossesse alors qu’elle ne se trouvait au Burkina Faso que depuis quatre mois. Elle fait partie des milliers de « diaspos » burkinabè « rapatriés » de Côte d’Ivoire à partir de 2002, suite à la crise ivoirienne122. « Je ne connais même pas le village de mes ancêtres près de Gaoua » me confia-t-elle, justifiant en cela les problèmes d’adaptation qu’elle a rencontrés à son arrivée, en raison notamment de la faiblesse de son réseau social et familial. D’origine burkinabè, Victoire est née en 1969 à Abidjan. Mariée à l’âge de 17 ans – dans le cadre d’un mariage arrangé avec un cousin paternel lobi et d’origine burkinabè – elle dut quitter l’école en CM1 afin d’aider sa mère qui produisait et vendait du dolo123. Son père refusait de payer ses études considérant que

122 « Diaspo » est une expression dérivée de « diaspora », couramment utilisée en Côte d’Ivoire et au Burkina Faso pour désigner les

migrants burkinabè de seconde génération nés en Côte d'Ivoire. Selon le gouvernement burkinabè, entre septembre 2002 et décembre 2003, 365.979 personnes sont revenues de Côte d’Ivoire. Historiquement, l’émigration burkinabè vers la Côte d’Ivoire date de la période coloniale. Considérée comme un « réservoir de main-d'œuvre » par l’administration coloniale française, la population burkinabè servait à alimenter en main-d'œuvre les colonies françaises de l’Afrique-Occidentale Française (AOF). Par ailleurs, entre 1932 et 1947, avec la création des colonies du Niger, du Soudan (actuel Mali) et de la Côte d’Ivoire, 50 % du territoire voltaïque – la Basse Volta – fut rattaché à celui de la Côte d’Ivoire. Dans les années post-indépendance, la dynamique migratoire s’est accentuée, s’inscrivant dans le contexte d’une forte croissance économique qui a favorisé le regroupement familial. Mais la crise économique des années 1970 qui a particulièrement touché l’économie de plantation ivoirienne s’est traduite par une paupérisation des populations, par un retour massif de Burkinabè et une recomposition des rapports sociaux (Zongo, 2003).

123 Le dolo est une boisson fermentée à base de mil produite localement de façon artisanale.

CHAPITRE5. UNE ÉPIDÉMIE FAMILIALE |175

« c’est gâter l’argent que d’envoyer une fille à l’école ». À Abidjan, Victoire faisait « du petit commerce » vendant tantôt de la nourriture près d’une école de son quartier ou du savon à base de karité qu’elle confectionnait. En raison des conflits et exactions qui sévissaient à Abidjan au début de l’année 2004, son mari « décida » » qu’elle et les enfants devaient quitter Abidjan et venir au Burkina Faso. Contre son gré, Victoire fit le voyage avec ses trois filles pour s’installer à Bobo-Dioulasso. À son arrivée, elle s’installa chez son beau-frère en attendant la venue de son mari. Toutefois, ce dernier n’arrivant pas, Victoire dut déménager en zone non lotie, en raison des tensions familiales qui se faisaient jour. Elle explique ainsi :

À Abidjan, on habitait à Tékoubé. Tu arrives à Adjamé avant d’aller à Tékoubé. On habitait à côté de l’église […] Il y avait la mosquée de l’autre côté. Notre cour était au milieu de ces deux religions. Donc souvent, quand y avait des mouvements, nous là, on n’était pas épargnés. Certains voulaient brûler la mosquée, d’autres l’église. Donc on recevait les lacrymogènes dans la cour. […] Un dimanche il y avait des mouvements et des gens sont venus rentrer dans la cour. Ils ont pris tous les garçons qui étaient dans la cour, mon mari aussi. Il n’y avait pas d’Ivoiriens dans notre cour, seulement des Burkinabè et des Maliens. Le soir, on les a relâchés. Mon mari est rentré à la maison et là, il a dit qu’avec toute cette histoire, il ne faudrait pas qu’il perde sa famille. C’est là qu’on est venu à Bobo. C’est comme ça que ça s’est passé. […] Quand on est arrivé de la Côte d’Ivoire, on s’est installé chez le grand frère de mon mari. À chaque fois, je lui disais que je devais partir à l’hôpital parce que j’étais enceinte, mais lui il ne m’écoutait pas. Vraiment ce n’était pas ça ! On a fait presque quatre mois chez lui, mais mon mari ne venait pas. Le grand frère voyait que ça tardait, que son petit frère ne venait pas et il était énervé. Il ne voulait même plus nous sentir dans sa maison. J’ai dit si c’est ainsi, on va quitter la maison. Je n’aime pas déranger les gens, car je sais que la vie est très dure. Donc, je ne voulais pas venir le surcharger. Je connaissais un vieux ici à Bobo, on était ensemble à Abidjan. Il est retraité et est rentré au Burkina ici. Je suis allée le voir et il m’a dit qu’il a une maison à Sarfalao, dans le non-loti. Il m’a dit d’aller rester là-bas avec les enfants en attendant que mon mari arrive124. C’est quand j’ai déménagé là-bas, moi-même j’ai vu que, en ce temps ma grossesse avait plus de six mois déjà. Donc je suis partie à l’hôpital et c’est là que j’ai fait le test et qu’on m’a dit que j’étais séropositive ! […] Quand je suis arrivée pour prendre les résultats, la dame en question m’a dit que vraiment le résultat n’était pas bon. Quand elle m’a reçue, elle était contente. J’ai pensé que c’était négatif parce que de la manière qu’elle m’a accueillie, c’était bien. Je me disais que ça là, c’est bon [rires]. Après elle m’a dit : « Chérie, si tu vois que je souris comme ça pour t’accueillir, faut pas prendre ça, mais … [silence], mais le résultat n’est pas bon ! » Quand elle m’a annoncé cela, ça n’a pas été facile. J’ai commencé à pleurer en même temps. Elle m’a dit de ne pas prendre ça mal, car on peut vivre avec la maladie. En étant séropositive, on peut vivre pendant des années sans problèmes. Le fait même que j’ai su tôt, ça ne va pas atteindre l’enfant ! […] « Ce que je savais de la maladie, c’est que quand tu as ça, tu es mort en même temps puisqu’on dit qu’il n’y a pas de médicaments. Quand on

124 Fin 2010, le mari de Victoire n’était venu qu’une fois au Burkina Faso pour deux semaines avant de repartir pour Abidjan.

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