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76 | C HAPITRE 2 E NQUÊTER AVEC LES ENFANTS : QUESTIONS THÉORIQUES , ÉPISTMOLOGIQUES ET MÉTHODOLOGIQUES

Plan de thèse

76 | C HAPITRE 2 E NQUÊTER AVEC LES ENFANTS : QUESTIONS THÉORIQUES , ÉPISTMOLOGIQUES ET MÉTHODOLOGIQUES

B - Pour une posture de « symétrie méthodologique »

L’enquête avec les enfants, comme on l’a déjà dit, cristallise d’importants enjeux épistémologiques et méthodologiques en raison de l’essentialisation qui en est faite. Les capacités cognitives « limitées » des enfants, la fiabilité de leur parole, leur « vulnérabilité », la validité de leur « consentement » ou les rapports de domination sous-jacents à la relation d’enquête sont avancés comme autant de déterminants faisant de l’enquête avec les enfants une configuration singulière appelant l’utilisation de méthodes ad hoc. Cette vision essentialiste de l’enquête avec les enfants constitue un « obstacle épistémologique » au sens de Bachelard (1993 [1938]). La complexité de la relation d’enquête avec les enfants et la singularité des techniques employées sont en effet autant d’arguments avancés pour justifier le défaut de travaux en anthropologie de l’enfance.

L’essentialisation de l’enquête se traduit notamment par une « injonction méthodologique » singulière. Comparativement aux pratiques prévalant chez les adultes, la production des données collectées auprès d’enfants suscite une exigence méthodologique singulière. Les enfants faisant l’objet d’une certaine défiance en tant que sujet de recherche, la méthodologie fait plus que jamais fonction « d’étalon » de la scientificité du travail ethnographique réalisé. Au cours de ma recherche, j’ai ainsi été confrontée à des «injonctions méthodologiques ». À l’occasion de différentes présentations orales de mes travaux, l’attention de l’auditoire s’est souvent plus focalisée sur les questions d’ordre méthodologique que sur les résultats. L’anthropologie de l’enfance bénéficiant d’une faible visibilité et étant faiblement intégrée dans le champ académique dominant, la « nouveauté » des recherches avec les enfants suscite un intérêt certain, justifiant pour partie la récurrence de telles questions. Toutefois, les questions relevaient plus souvent d’un certain scepticisme entremêlé de perplexité quant aux résultats présentés sur les enfants que d’un véritable questionnement méthodologique et épistémologique. Les résultats produits révélant un enfant acteur de sa maladie et producteur d’un certain nombre de discours « inattendus » sur le sida et la stigmatisation, il me semble que l’étonnement occasionné est plus à interroger à l’aune des préjugés des adultes sur ces derniers que de la véracité des dires des enfants. Le problème posé par ces « injonctions méthodologiques » est qu’elles reposent davantage sur des spéculations idéologiques renvoyant à l’enfant comme « être en devenir » et acteur passif, que sur une expérience pratique et réelle de l’enquête avec les enfants. Il est d’autant plus intéressant de relever l’existence de ces injonctions, que la restitution de la méthodologie est régulièrement éludée en anthropologie pour les recherches qui concernent les adultes, comme le rappelle Olivier de Sardan dans son analyse épistémologique de la rigueur requise dans le travail qualitatif :

« Les analyses proprement épistémologiques et méthodologiques sur la production des données de terrain font défaut. Du fait de ce caractère soit opaque soit personnalisé des sources qu’elle se donne, l’anthropologie reste encore, vue de l’extérieur, à la fois la plus méconnue, la plus fascinante et la plus contestée des sciences sociales » (2008, p43).

L’idée centrale qu’il faut retenir concernant l’enquête avec les enfants ne relève pas d’un dispositif spécifique, mais des principes épistémologiques généraux répondant à l’exigence de « rigueur qualitative » à laquelle appelle Olivier de Sardan (2008). Ainsi, comme nous le verrons dans la suite de l’analyse, les techniques « traditionnelles » de l’enquête ethnographique que sont l’observation participante et l’entretien peuvent être facilement utilisées avec les enfants, même si des adaptations sont nécessaires.

CHAPITRE 2.ENQUÊTER AVEC LES ENFANTS : QUESTIONS THÉORIQUES, ÉPISTMOLOGIQUES ET MÉTHODOLOGIQUES |77

C - L’enquête avec les enfants : une nouveauté toute relative

Suite à l’émergence du « nouveau paradigme » de la recomposition méthodologique qui s’en est suivie, les techniques d’enquête utilisées avec les enfants ont souvent été perçues comme de « nouvelles méthodes ». Si le dispositif d’enquête se caractérise certes par un renouveau méthodologique – sous l’influence notamment des approches participatives – un détour par l’histoire de l’anthropologie de l’enfance invite à relativiser le caractère novateur assigné à l’enquête avec les enfants. Celle-ci n’est pas une pratique nouvelle nécessitant des techniques d’enquêtes singulières. La majorité des techniques d’enquête aujourd’hui utilisées avec les enfants sont des techniques classiques ou qui puisent leurs origines dans des travaux menés dans les années 1930. Ainsi, alors que les travaux de Mead sont largement reconnus d’un point de vue théorique, l’innovation méthodologique dont l’anthropologue américaine a fait preuve est méconnue. Mead a ainsi mené une des premières expériences d’observation ethnographique avec des enfants dans le cadre de ses terrains en Nouvelle-Guinée, notamment aux Îles Samoa entre 1925 et 1926 puis à Manus de 1928 à 1929. Dans l’introduction d’Adolescence à Samoa, Mead décrit en ces termes sa méthode d’enquête :

M’attachant particulièrement aux fillettes et jeunes filles de la communauté, c’est avec elles que j’ai passé la plus grande partie de mon temps. J’ai étudié de très près les familles où elles vivaient. J’ai consacré plus d’heures à jouer avec les enfants qu’à assister aux conseils de leurs aînés. J’ai parlé leur langue, partagé leur nourriture. Assise les jambes croisées et les pieds nus, j’ai fait de mon mieux pour réduire au minimum ce qui pouvait nous séparer, pour apprendre à connaître et comprendre les petites filles de trois villages sur la côte de la petite île de Tau. Pendant les neuf mois de mon séjour à Samoa, j’ai rassemblé de nombreuses données concernant la position sociale et la richesse des parents de ces filles, le nombre de leurs frères et de leurs sœurs, l’expérience sexuelle qu’elles avaient pu avoir ; ces faits bruts sont résumés en annexe. (M. Mead, 2004 [1928]).

Dans les îles Manus, Mead collecta également plus de 32 000 dessins auprès de 41 enfants, dans le village de Peri où elle travaillait avec Réo Fortune entre décembre 1928 et juin 1929 [illustration 1]. Elle s’intéressait alors à la question de l’existence de « mentalités primitives » qui émanait de travaux comme ceux de Lévy-Bruhl concernant la « mentalité prélogique » des peuples primitifs » ou ceux de Piaget concernant la pensée des enfants, qui selon lui divergeait en termes de degré, mais également de nature de celle des adultes, la pensée des enfants étant plus proche de celles des « sauvages » que des « hommes civilisés ». Mobilisant à côté du dessin spontané, l’observation directe, l’interprétation de taches d’encre et de questions directes, visant à provoquer des réponses de type animiste, Mead démontra que les enfants de Manus ne présentaient pas une pensée « spontanément animiste » comparativement aux adultes. Ces résultats – en contradiction avec ceux de Piaget – permirent à Mead de montrer que la différence était culturelle et non psychologique et biologique, comme les débats autour des « mentalités primitives » le laissaient alors présager.

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