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La leçon inaugurale de Sophie

34 | I NTRODUCTION GÉNÉRALE

Or loin d’être constants, les rôles et statuts des enfants varient en fonction du contexte, des événements ou de l’action escomptée. Les « enfants » constituent ainsi ce que j’appelle une « catégorie circonstancielle » dans le sens où dans un même lieu et à une même époque, la construction de l’enfance et le rapport à l’enfant peuvent varier en fonction de ce qui est « normalement » attendu de l’enfant suivant les circonstances. L’exemple de l’acquisition des connaissances scolaires est particulièrement illustratif de cette « plasticité » des usages sociaux du rôle de l’enfant. Alors qu’il est communément attendu des enfants qu’ils travaillent à l’école et aient de bons résultats scolaires, un déni de connaissances leur est imposé lorsqu’ils montrent qu’ils connaissent le sida. La précocité nuptiale en offre un autre exemple. Une fille de quinze ans est ainsi tout à la fois considérée comme une « enfant » lorsqu’il s’agit qu’elle réalise un test de dépistage sans l’autorisation de ses parents, mais sera reconnue comme « femme adulte » s’il s’agit d’être mariée. Les constructions des catégories statistiques nationales suivent d’ailleurs ce schéma, puisque les statistiques relatives à la nuptialité incluent les « femmes de plus de douze ans ».

Si l’analyse critique et réflexive des définitions et catégorisations fait partie intégrante du travail épistémologique et théorique mené par l’anthropologue, cet exercice se révèle particulièrement laborieux dans le cas des enfants. Mener une enquête avec des enfants implique de spécifier et de justifier les âges retenus d’un point de vue théorique, méthodologique, mais également éthique. Or la référence à des catégories d’âge, qui permettrait a priori de définir le sujet de la recherche ou son caractère éthique, n’est pas pertinente du point de vue de l’analyse anthropologique. Le paragraphe suivant analyse les problèmes posés par un usage strict des catégories d’âge.

En premier lieu, à la différence du caractère statique véhiculé par les définitions de l’enfant, leurs rôles et statuts sociaux varient en fonction du contexte, des événements ou de l’action escomptée. Les « enfants » constituent ainsi une « catégorie circonstancielle » dans le sens où dans un même lieu et à une même époque, la construction de l’enfance et le rapport à l’enfant peuvent varier en fonction de ce qui est « normalement » attendu de l’enfant suivant les circonstances, les situations, les contextes où s’affrontent des définitions multiples autour de la légitimité d’une croyance ou d’une pratique. Dans la pratique de l’enquête et de l’analyse, il a donc fallu constamment composer la dimension circonstancielle des définitions comme l’attestent les exemples précédents.

Deuxièmement, dans le contexte du sida, les problématiques faisant référence à l’âge des enfants – tel que l’âge à l’annonce ou le développement des attributs sexuels à l’adolescence – sont régulièrement brouillées par les retards de croissance que présentent un certain nombre d’enfants. L’infection à VIH se traduit chez les enfants par un retard staturo-pondéral, de nombreux enfants et adolescents ayant une apparence physique laissant présumer qu’ils sont moins âgés que leur âge réel. L’enfance correspond à un des âges de la vie où s’opère le plus grand nombre de transformations physiques et cognitives, ce décalage de quelques années a d’importantes implications sur l’identité et le statut de l’enfant. Dans ce contexte, il m’a semblé plus pertinent de penser les enfants au sein d’un groupe relativement large plutôt qu’à partir de catégories d’âge rigides déterminées suivant l’approche développementaliste.

Troisièmement se pose la question des limites de la catégorie de l’enfance et de ses recoupements ou au contraire de ses spécificités avec celle de l’adolescence. L’enquête ayant été réalisée avec des enfants et adolescents âgés de sept à vingt ans, d’aucuns pourront objecter que cette recherche est d’une certaine façon hors sujet car elle ne concerne pas les enfants puisqu’avoir vingt-ans correspond à l’âge d’un jeune homme ou d’une jeune fille et non à celui d’un enfant. Pourquoi dans ces conditions présenter alors ma thèse comme portant sur les « enfants » ? On pourrait également me demander a contrario

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pourquoi m’intéresser à un enfant de sept ans et pas de quatre ou cinq ans ? Il est vrai que j’aurais pu faire le choix de sélectionner parmi ces « enfants » ceux ayant moins de dix ans afin de ne pas y inclure les adolescents. Je n’ai pas fait ce choix pour trois raisons principales. La première est que la définition même de l’adolescence n’est pas clairement établie et que définir « l’enfant » par référence à l’adolescence laisse une zone obscure concernant ceux qui sont par exemple âgés de onze ou douze ans. La seconde raison est d’ordre pratique et est directement liée à l’âge des « enfants » que j’ai rencontrés. Dans le cadre de cette recherche, si une limite d’âge inférieure avait été retenue, aucune limite supérieure n’avait été spécifiée. Le fait que les enfants avec lesquels j’ai travaillé présentent une échelle d’âge aussi large incluant de jeunes enfants et des adolescents, est le résultat d’un échantillonnage spontané sur le critère, « d’enfants, âgés de plus de sept ans, informés de leur maladie au moment de l’enquête ». Les explications pour la limite d’âge supérieure ayant été données, quid de la limite inférieure ? Alors que j’avais initialement fait le choix arbitraire d’interroger des enfants âgés de plus de huit ans, il est apparu au fil de l’enquête de terrain que certains enfants de sept ans étaient informés de leur maladie ou la soupçonnaient, voire se rendaient seuls à l’hôpital. À l’opposé, certains enfants âgés de neuf ans n’ont pas été interrogés en raison des problèmes de santé qu’ils avaient ou des situations difficiles qu’ils vivaient, en raison notamment de la maladie ou du décès d’un parent. Rétrospectivement, il apparaît que c’est plus un « confort » d’enquête, dû à mon manque d’expérience de l’enquête avec les enfants, qui m’avait initialement amené à ne pas prendre en compte les enfants de sept ans. Pour conclure ce point, il est intéressant de souligner que l’âge de sept ans qui correspond au début des apprentissages scolaires, marque symboliquement une reconnaissance sociale des capacités cognitives des enfants23. D’un point de vue pratique, si l’accès aux enfants d’âge scolaire est relativement aisé, enquêter auprès d’enfants de moins de sept ans pose des problèmes spécifiques, en termes d’accès, mais également de conduite de l’enquête.

Finalement, au regard de ces diverses contraintes à la fois définitionnelles et pratiques, j’ai fait le choix de mener ma recherche avec des « enfants » présentant une importante diversité d’âges. J’ai essayé de défendre un usage méthodologique pragmatique de l’âge, en ne me limitant pas à une définition stricte de « l’enfant ». Ce faisant, les résultats produits me permettent de présenter une analyse à la fois pratique et critique des usages sociaux qui peuvent être faits des âges des enfants. Ainsi, l’adoption de cette démarche s’est révélée être une posture heuristique permettant de mettre en évidence certains faits sociologiques, qu’une utilisation stricte de l’âge n’aurait pas permis de décrypter. Une référence pragmatique à l’âge des enfants permet de mettre en perspective la diversité des situations vécues chez un enfant du même âge et à l’opposé, elle renseigne sur la similarité des événements ou actions auxquels sont confrontés des enfants d’un âge différent. Dans le cas de l’enquête de terrain, cette posture a notamment permis de comprendre que certains enfants âgés de sept ans étaient informés, soupçonnaient ou étaient exposés à la stigmatisation, quand d’autres de douze ans, qui ne prenaient pas encore de traitements, n’étaient pas confrontés à d’importants problèmes.

23 Comme le souligne d’ailleurs Rabain dans un article consacré aux catégories d’âge et au développement de l’enfant chez les wolof

au Sénégal, cette limite d’âge de six à sept ans apparaît souvent comme la période de l’enfance à partir de laquelle un certain nombre de responsabilités sont accordées aux enfants(2003).

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