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58 | C HAPITRE 1 L’ ANTHROPOLOGIE DE L ’ ENFANCE : UN CHAMP DYNAMIQUE EN MUTATION

Plan de thèse

58 | C HAPITRE 1 L’ ANTHROPOLOGIE DE L ’ ENFANCE : UN CHAMP DYNAMIQUE EN MUTATION

cadets – offre un exemple emblématique du traitement anthropologique de la question de l’enfance (voir par exemple Abélès & Collard, 1985). Il faudra attendre les années 1980-1990 pour que les sociologues et anthropologues fassent valoir que les enfants devraient être étudiés pour eux-mêmes en tant qu’acteurs sociaux et non pas par rapport aux adultes ou à un système social monographique.

Deuxièmement, cette marginalisation est le résultat du traitement idéologique et social ambivalent dont les enfants font l’objet, phénomène que Jenks (1982) caractérise de « paradoxe continu » (continuous paradox) :

Simply stated, the child is familiar to us and yet strange, he inhabits our world and yet seems to answer to another, he is essentially of ourselves and yet appears to display a different order of being; his serious purpose and our intentions towards him are meant to resolve that paradox by transforming him into an adult, like ourselves. This points to the necessity and contingency of the relationship between the child and the adult, both in theory and in common sense. The difference between the two positions indicates the identity of each; the child cannot be imagined except in relation to a conception of the adult and his society without positing the child. From this may be distilled two elements that appear common to all approaches to childhood. First, a belief that the child instances difference and particularity, and secondly, following form the former, a desire to account for the integration of that difference into a more broadly conceived sense of order and universality that comprises adult society (1982, pp. 9-10).

Troisièmement, le manque d’intérêt pour les enfants s’explique également par le traitement scientifique qui a été fait de l’enfant au XIXe siècle dans le courant évolutionniste et qui a durablement

influencé les constructions savantes. Les enfants étaient alors communément comparés aux « primitifs », deux catégories construites en opposition à un monde rationnel, d’hommes blancs européens et nord- américains. Les enfants et les « primitifs » étaient en effet alors étudiés afin d’éclairer la condition moderne de l’humanité. Les enfants jouaient un rôle central dans les théories évolutionnistes, car ils représentaient le lien entre l’état « sauvage » et la civilisation. Le développement de l’enfant était alors perçu comme un épitomé de l’évolution des races à travers le lien établi entre les théories ontologiques qui traitent du développement de l’individu, et les théories phylogéniques qui traduisent l’histoire évolutive des espèces, des lignées et des groupes d'organismes. De même que la transformation d’un individu était comparée au développement de la race humaine, l’évolution de l’espèce humaine – de la sauvagerie à la civilisation – était mise en perspective avec le développement de l’enfant (H. Montgomery, 2009, p. 18). Ce lien entre les enfants et les peuples « primitifs » se retrouve notamment en psychologie et dans les théories développementalistes de la fin du XIXe siècle. Au début du XXe, dans Totem et Tabou (1993 [1913]), Freud

compare ainsi le monde "primitif" et le développement de l'enfant, ainsi que les stades psychosexuels qu'il a dégagés de ses analyses. Piaget établit, quant à lui, un lien entre l’ontogenèse et la phylogenèse à travers le lien biologique qu’il fait entre la pensée enfantine et la pensée des « primitifs » (Piaget, 1992 [1923]). Dans le domaine de l’anthropologie, Morgan, l’un des pères fondateurs de l’anthropologie américaine, développe dans son ouvrage Ancient society (1877) la thèse laquelle l'évolution de l'humanité suit un schéma unique, caractérisé par trois stades successifs : la sauvagerie, la barbarie et la civilisation. Chaque société passerait ainsi du stade primitif où tout est homogène et simple à un stade élaboré, caractérisé par la spécificité, la différenciation, l'hétérogénéité. Dans Primitive Culture (1871, cité par H. Montgomery,

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2009, p.18), Tylor considère quant à lui les jeux d’enfants comme une survivance de pratiques humaines ancestrales. Cette association des enfants et des « primitifs » marquera profondément les travaux ultérieurement développés sur l’enfance.

La marginalisation des enfants au sein de la discipline s’explique en quatrième lieu, par le statut social de subordonnés et de personnes dépendantes qu’ils occupent de façon structurelle au sein de la société. Comme le souligne Hirschfeld, « en considérant les enfants comme de simples appendices de la société des adultes, l’anthropologie leur a ôté tout intérêt inhérent » (2002, p26). Tous les types de savoirs ne sont pas équivalents, ou pour formuler la question autrement, les savoirs produits sur les enfants ne sont pas considérés comme des sujets nobles en raison de la faible valence sociale qui leur est attribuée en tant qu’acteurs sociaux et sujets de connaissances. Ce traitement de l’enfant est à mettre en perspective avec les gender studies et le statut d’infériorité dont les femmes ont fait l’objet dans les sociétés occidentales jusqu’au début des années 1970. Comme le rappelle Ambert (1986, p. 23), les pères fondateurs de la sociologie étaient des hommes vivant dans des sociétés patriarcales européennes à la fin du XIXe, accordant peu d’intérêt aux femmes et dans le même temps aux enfants. Les hommes à travers la

figure du père de famille étaient placés au centre du système, tandis que les femmes et les enfants se trouvaient relégués à la périphérie. Toutefois, comme le note Thorne (1987), le développement des gender studies a eu une influence mitigée sur la visibilité et le développement du champ de l’enfance. Les études féministes sont restées centrées sur les adultes et le nouveau regard porté sur les femmes a finalement eu peu d’effet sur le traitement de l’enfant dans les sciences sociales :

Currently, adults use children to define themselves, in an ideological process of dominance and self-definition analogous to the way in which men have defined women and colonialists have defined those they colonized, as “the other” (DeBeauvoir 1953; Fanon 1967). Adult power over children, including the power of definition, constitutes the usually unspoken context within which modern studies of socialization and child development take shape (1987).

Cinquièmement, les enfants ont longtemps été considérés comme le domaine « réservé » de la psychologie. Aux États-Unis, en raison de l’organisation institutionnelle de l’anthropologie qui est structurée autour de quatre branches – la biologie, la culture, la linguistique et la psychologie – la psychologie a joué un rôle déterminant sur l’anthropologie. En France la question de l’enfance a été laissée aux psychologues et aux développementalistes. À l’exception de certains travaux s’inscrivant dans une anthropologie psychologique (LeVine, 2007; LeVine & New, 2008), l’anthropologie ne s’est souvent pas intéressée à des questions traitées par la psychologie. Il est d'ailleurs intéressant de souligner que nombre de travaux anthropologiques sur l’enfance ont été produits par des anthropologues ayant une formation de psychologie ou qui se sont intéressées à la psychanalyse. On citera pour exemple les travaux de Jacqueline Rabain, Michèle Cros, Suzanne Lallemand, Geneviève Delaisi de Parseval ou de Blandine Bril (D. Bonnet & Pourchez, 2007b). L’influence des travaux psychologiques et psychanalytiques menés sur l’enfance a indéniablement joué un rôle central dans la construction des travaux développés par ces auteurs.

Sixièmement enfin, la question de la spécificité des méthodes et des questions éthiques inhérentes à l’ethnographie de l’enfance et plus encore à une anthropologie avec les enfants est communément avancée comme autant d’arguments limitant le développement de l’anthropologie de l’enfance. Ce n’est qu’à partir des années 1990 avec l’émergence du « nouveau paradigme de l’enfance» que s’est opérée une

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