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La leçon inaugurale de Sophie

III ÊTRE UN ENFANT, UNE QUESTION D’ÂGE ?

Mener une recherche sur un groupe social tel que celui des enfants pose la question de savoir qu’est-ce qu’un enfant et en ce qui concerne le présent travail, quelle(s) définition(s) en retenir. Mais avant de répondre à cette question, soulignons la dimension paradoxale d’un tel exercice. Tout d’abord, à la différence de la notion « d’adulte » qui est implicite, celle « d’enfant » doit au contraire être définie d’entrée puis déconstruite au fil de l’analyse afin d’en dévoiler la diversité des dimensions sociales et historiques et l’ambivalence des représentations symboliques (Jenks, 1982, 2005 [1996]). Ainsi, alors que d’un point de vue analytique ce travail de déconstruction est incontournable, d’un point de vue rédactionnel, l’usage récurrent du terme générique « enfant » est incontournable.

Les définitions d’un « enfant » varient en fonction des registres mobilisés. L’enfant peut être défini d’un point de vue psycho-physiologique selon les différentes étapes de son développement physique, moteur, cognitif et psychique. Ces différents stades se traduisent dans la variété des appellations dont ils font l’objet. Dans le cadre de la société contemporaine française, on parle ainsi du nouveau-né, du nourrisson, du petit enfant, de l’enfant, des pré-adolescents puis des post-adolescents. Incarnant les liens du sang existant entre le parent et sa descendance à travers la filiation, il peut également être fait référence à un « enfant » en tant que « progéniture », la question de l’âge étant ici « neutralisée ».

Comme l’a démontré Ariès dans les années 1960 (1973 [1960]), l’enfant est également une « construction » historique. Son statut, sa place dans la société et les relations intergénérationnelles qui conditionnent ses rapports aux adultes – notamment avec les parents – évoluent dans le temps. Il notait ainsi :

Le chercheur évitera, là encore, de prendre ces catégories comme des réalités absolues, mais seulement comme des constructions qui n’ont pour valeur que leurs caractères utilitaires et heuristiques. Mais plus encore, les âges sont des constructions du monde social. En effet les âges de la vie sont déterminés selon des conditions socio-historiques et varient en fonction de celles-ci. C’est une société, à telle époque et en tel lieu, qui se représente et fait exister telle distinction (une tranche d’âge) dans l’indistinct (1973).

L’enfant est également construit d’un point de vue culturel, comme les travaux initiés dans les années 1930 par Mead, puis développés au sein de l’anthropologie de l’enfance l’ont montré. En opposition à une vision « universaliste » de l’enfant, les travaux des anthropologues ont ainsi permis de montrer la diversité des représentations symboliques et culturelles de l’enfance. Ses spécificités culturelles attachées à l’enfance se traduisent notamment dans les catégorisations « émiques » 17 que chaque société

17 L’opposition émique/étique (emic/etic) renvoie dans l’anthropologie anglo-saxonne à une opposition entre « catégories de pensée

indigènes/catégories de pensée de l’ethnologue » ou « représentations autochtones/interprétations savantes ». Mais comme le souligne Olivier de Sardan, il est préférable de s’en servir pour mettre en contraste deux types de données (données issues

INTRODUCTION GÉNÉRALE |33

en fait. Pour prendre le cas du Burkina Faso qui nous concerne plus spécialement dans ce travail, différents termes sont par exemple utilisés dans la société moaga18 traditionnelle pour désigner les différentes catégories d’enfants reconnues ainsi que les principales étapes de l’enfance. Dans son ouvrage Naître et grandir chez les Moosé traditionnels, Badini décrit finement la complexité de la terminologie associée à l’enfant dans la société moaga (1994, pp. 26-66). L’âge, en tant que durée de vie qui se compte communément en année, ne sert pas ici de référence. C’est la combinaison du développement physique et cognitif de l’enfant et le nouveau statut social et moral qu’il tire de l’émergence de nouvelles capacités qui servent de jalons à la caractérisation de différents moments de l’enfance. L’enfant qui vient de naître n’est pas considéré comme un néda (personne), mais comme un bunnéda19 (quelque chose), dénomination qui traduit un caractère vague, indéterminé, promis à évoluer dans un sens ou un autre. Différents termes sont ensuite utilisés pour décrire l’enfant suivant son âge, son statut et les compétences qui lui sont reconnues. Un premier terme, biiga, est utilisé. Il désigne à la fois le fruit d’un arbre, un petit animal et l’enfant. À la naissance, l’enfant est qualifié de bi-pelga (enfant blanc) qui renvoie à la couleur claire de la peau de l’enfant. Jusqu’au sevrage (3-4 ans), l’enfant est dénommé saana, terme qui sert également à qualifier « l’étranger » et qui traduit tout l’ambivalence de la position sociale de l’enfant qui est considéré comme appartenant plus au monde des esprits et des ancêtres que des hommes20. La période de l’enfance qui va du sevrage à la puberté est appelée yamdrem. L’enfant est appelé yanga ou biwenga durant cette période et est considéré comme un être incomplet, non averti et même irresponsable. La période de jeunesse est dénommée rasandlem marque la puberté et le début de la vie sexuelle. Le terme de ra-sanga21 est utilisé pour désigner un jeune homme et pugsada22, les jeunes filles. Si ces termes renvoient à une maturité physique, ils ne traduisent pas un accomplissement social et moral. Cette période de termine par les rites de passage ponctués par la circoncision des garçons (15-17 ans) et l’excision des jeunes filles (12-15 ans). Désignée par le terme de bango, cette période marque le passage au statut de néda, qui est celui d’un homme ou d’une femme adulte à part entière. Les catégories émiques qui viennent d’être décrites offrent un exemple édifiant des constructions culturelles de l’enfant.

L’enfant peut être caractérisé d’un point de vue juridique, c’est-à-dire en référence à la façon dont le droit définit l’enfant. Si l’on se place à un niveau international, l’enfant est défini suivant la Déclaration universelle des droits de l’enfant (1989), comme : «tout être humain âgé de moins de dix-huit ans, sauf si la majorité est atteinte plus tôt en vertu de la législation qui lui est applicable ». Concernant les normes nationales, pour continuer avec le cas du Burkina Faso, la loi établit également à 18 ans l’âge de la majorité qui incarne la limite symbolique entérinant le passage de l’enfance à l’âge adulte.

d’énoncés indigènes/données issues de procédés de recensions), l’interprétation étant un tout autre type d’opération, qui s’exerce sur et à travers des données émiques aussi bien que étiques (J. P. Olivier de Sardan, 1998).

18 L’adjectif moaga, fait référence aux Mossi, premier principal groupe ethnique au Burkina Faso.

19 Néda renvoie à la notion « d’homme », de personne déterminée de façon précise dans le temps et l’espace. L’idée « d’humanité »,

« d’être humain » est traduite par les termes de ninsaala ou nindrem.

20 Suivant la conception de la notion de personne chez les Mossi, les nouveau-nés sont perçus comme la réincarnation d’un ancêtre

mort, qui revient sous couvert d’un génie appelé kinkirga. L’enfant ne sera reconnu comme être humain qu’à partir de la cérémonie du sigré. Voir les travaux de Doris Bonnet (1988, 1994) concernant les théories de la personne et de la conception de l’enfant chez les Mossi.

21 Rasanga renvoie à râ, diminutif de rawa, l’homme et de sanga qui signifie, beau, fort, épanoui.

22 Pug est le radical de ventre paga, la femme et sada, à l’idée de « jeune » et de personne n’ayant pas encore procréée.

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