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90 | C HAPITRE 2 E NQUÊTER AVEC LES ENFANTS : QUESTIONS THÉORIQUES , ÉPISTMOLOGIQUES ET MÉTHODOLOGIQUES

Plan de thèse

90 | C HAPITRE 2 E NQUÊTER AVEC LES ENFANTS : QUESTIONS THÉORIQUES , ÉPISTMOLOGIQUES ET MÉTHODOLOGIQUES

sociales qu’il contribue même à façonner comme le rappelle Simmel (1996 [1908]). La question à laquelle il me semble important de répondre dans le contexte de l’entretien est de savoir quelles sont les raisons pour lesquelles les enfants peuvent de facto être amenés à mentir. L’enfant peut ne pas dire la « vérité » parce qu’il cherche à éviter un sujet douloureux ou s’attache à dire au chercheur ce qu’il pense que ce dernier veut entendre. L’enfant peut également vouloir faire bonne impression et mentir à cet effet. Mais l’anthropologue travaillant avec des adultes est confronté au même type de problèmes et il n’existe pas plus de solutions pour prévenir le mensonge de l’adulte que celui de l’enfant. Tout l’art du travail de l’anthropologue réside justement dans la compétence et la réflexivité que requièrent la réalisation, l’analyse et l’utilisation des entretiens. La qualité de la relation d’enquête, la confiance établie au cours de l’entretien, l’intérêt que l’enfant y trouve et la triangularisation des données sont autant d’outils et de savoir-faire que l’anthropologue peut et doit mobiliser dans la réalisation des entretiens, qu’il s’agisse d’enfants aussi bien que d’adultes.

Le deuxième point concerne les « silences » que les enfants peuvent opposer aux questions formulées. Ils peuvent en effet ne pas répondre à certaines questions, voire se montrer totalement mutiques dans certains cas. Là encore, cette absence de parole au cours de l’entretien n’est pas spécifique aux enfants. L’entretien que j’ai réalisé avec Jeanne, âgée de huit ans offre l’exemple d’un entretien prématurément interrompu faute de réponses. Dès le début de l’entrevue, Jeanne ne fit que des brèves réponses à voix basse aux questions que je lui posais concernant son nom, son âge et l’école qu’elle fréquentait. Face à cette situation, je lui ai réexpliqué que nous n’étions pas obligées de parler et je lui ai proposé de dessiner, ce que nous avons fait durant le reste de l’entretien. Prendre ce moment m’a semblé important. Il me permettait de montrer à Jeanne que le fait qu’elle n’ait pas répondu à mes questions ne posait pas de problème. En tant qu’anthropologue, cela représentait certes un « entretien de perdu » pourrais-je dire. Mais on apprend souvent des problèmes rencontrés et cet entretien m’a appris une leçon importante. L’anthropologue doit prendre garde à ne pas être « borné » et chercher à récolter à tout prix la parole de l’autre. L’éthique de l’enquête prend tout son sens dans ce type de situations. En restant silencieux, l’enfant nous dit quelque chose qu’il faut savoir entendre. Le deuxième exemple est celui d’un entretien réalisé avec Issouf âgé de quatorze ans. Orphelin de père et de mère, Issouf venait d’être informé de son statut depuis deux mois lorsque nous nous sommes rencontrés. Il connaissait une situation familiale difficile, car bien qu’étant sous la responsabilité de sa tante maternelle, il ne vivait pas avec elle. Le mari de cette dernière refusant catégoriquement qu’il habite avec eux, Issouf logeait dans une petite maison d’une pièce à quelques centaines de mètres de chez sa tante. Le jour de l’entretien, Issouf étant peu loquace, je lui ai proposé d’arrêter l’entretien, option qu’il a rejetée, me signifiant qu’il souhaitait continuer. Nous avons fini l’entretien qui s’est révélé pauvre d’un point de vue informationnel. Augurant qu’Issouf n’arrivait pas à parler, mais qu’il en avait envie, je lui dis à la fin de l’entretien, que s’il avait envie un jour de venir me « raconter d’autres choses », je serais heureuse de l’écouter. Issouf ne revint pas dans les mois qui suivirent. Mais à l’occasion de mon terrain suivant six mois plus tard, il vint un jour chez moi à l’improviste en me disant « qu’il voulait parler ». Nous fîmes alors un deuxième entretien où il parla cette fois-ci plus ouvertement. Finalement, deux leçons principales peuvent être retenues des deux cas qui viennent d’être évoqués. Premièrement, la confiance s’établit sur plusieurs entretiens. Le manque de loquacité d’un enfant durant un entretien ne doit pas être pris comme une fin de non- recevoir. Deuxièmement, tout comme chez les adultes, la difficulté à parler peut être également liée au processus d’objectivation à l’œuvre dans l’entretien : l’enquêté ne livre « pas un discours déjà constitué, mais le construit en parlant » comme le rappellent Blanchet et Gotman. Les résistances locutoires

CHAPITRE 2.ENQUÊTER AVEC LES ENFANTS : QUESTIONS THÉORIQUES, ÉPISTMOLOGIQUES ET MÉTHODOLOGIQUES |91

s’expliquent aussi par ce que les auteurs caractérisent de « régionalisation des représentations » qui traduisent le fait que « toutes les représentations ne sont pas formulables n’importe où ni dans n’importe quelles circonstances » (1992, p. 29).

Le troisième point concerne la compréhension que les enfants ont des questions qui leur sont posées. Mais, la communication opérant entre deux personnes, on peut se demander si c’est effectivement l’enfant qui ne comprend pas ou plutôt, l’anthropologue – et à travers lui l’adulte – qui ne parvient pas à se faire comprendre. Le bon déroulement d’un entretien dépend en effet de la forme appropriée des questions (ouvertes ou fermées), de leur contenu (qui renvoie à la pertinence des sujets abordés), mais également de la syntaxe et du registre lexical qu’elles mobilisent. L’entretien étant une relation de communication, le langage doit être utilisé « efficacement », c’est-à-dire, de façon à pouvoir être compris par l’enquêté, en l’occurrence l’enfant. L’enquêteur doit donc s’attacher à adapter le niveau de langue, les registres, autant que le champ lexical à son interlocuteur. La question de la formulation des questions revêt ici toute son importance. À la différence des questionnaires, les entretiens non directifs laissant libre cours à la parole de l’interviewé, toutes les questions ne peuvent être anticipées et formulées par avance. Dans le cas des enfants, l’entretien peut se révéler particulièrement délicat à gérer, une relance formulée à travers une question ne faisant pas sens pour l’enfant et pouvant « casser » la dynamique de l’entretien. M’étant retrouvée à diverses reprises dans des situations où je cherchais mes mots face à l’enfant, je travaillais plus particulière la formulation des questions que j’étais susceptible de poser. À la différence des entretiens réalisés avec des adultes – pour lesquels je travaille à partir de thématiques et non de questionnaires précis – je prépare ainsi une série de questions. L’intérêt d’un tel exercice n’est pas tant les questions que le travail d’élaboration de leur formulation, qui sert d’une certaine façon de répétition pour le jour de l’entretien.

Enfin, le quatrième point a trait à l’existence de langages enfantins variant et évoluant suivant l’âge des enfants. Ce qui différencie le langage des enfants de celui des adultes est l’existence de registres lexicaux spécifiques. Les enfants ont leur propre vocabulaire, mais ne maîtrisent pas toujours celui des adultes. Cette singularité lexicale se traduit par le fait que les enfants décrivent leur expérience à travers leurs propres mots, et non des concepts abstraits et complexes relevant du champ lexical des adultes. Un enfant ne dira pas ainsi explicitement qu’il craint d’être « stigmatisé », mais qu’il redoute que « les autres enfants ne vont plus jouer avec moi ». Enquêter avec les enfants nécessite donc de la part des anthropologues un travail « d’apprentissage » du langage enfantin, qui en l’occurrence s’acquiert essentiellement par la pratique. Cet apprentissage est d’autant plus important que le langage des enfants évolue tout au long de leur enfance. Pratiquement, ceci implique que les thématiques autant que la formulation des questions soient adaptées à l’âge des enfants. Dans le cas de cette recherche, la question de la sexualité illustre parfaitement les ajustements thématiques qui ont dû être développés, les enfants de moins de 10 ans évoquant principalement la sexualité dans le cas des modes de transmission de la maladie, tandis que pour les adolescents la sexualité devenait un sujet personnel évoqué dans le cadre de leur projet personnel d’avenir76.

Au terme de cette réflexion, on voit bien que travailler avec des enfants implique pour l’anthropologue de rentrer dans les « cultures de communication » des enfants (children’s cultures of

76 À partir de ses travaux sur la « cour de récréation », un exemple d’adaptation des guides d’entretien avec des élèves de maternelle et de

CE2 est donné par Julie Delalande (Danic, et al., 2006, pp. 136-141).

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