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La leçon inaugurale de Sophie

30 | I NTRODUCTION GÉNÉRALE

Toutefois, en dépit de l’intérêt suscité par ces travaux relevant d’une approche herméneutique ou phénoménologique, force est de constater que la question de l’expérience des enfants a été peu explorée. Il faut dire que même si le statut de la parole de l’enfant a connu ces deux dernières décennies d’importants changements sous l’influence de l’émergence politique des droits de l’enfant, la « voix » de l’enfant reste un objet majeur de suspicion qui, dans la pratique, demeure difficile à entendre par les adultes, que ceux-ci soient parents, soignants, décideurs politiques ou anthropologues. Dans ce contexte social et académique, au moment de l’initiation de ce travail, les rares travaux anthropologiques traitant de l’expérience du sida vécu par les enfants vivant avec le VIH dans les pays du Sud étaient ceux d’Abadia- Barrero au Brésil (2002; Abadía-Barrero & Castro, 2006) et de Domek en Afrique du Sud (2005, 2006).

Pour une anthropologie de l’enfance contemporaine : l’enfant comme sujet

Penser l’expérience de la maladie vécue par les enfants implique d’appréhender ces derniers comme des sujets, acteurs de leur maladie, dont il s’agit de restituer les représentations, les ressentis, les décodages, autrement dit, toutes les facettes cognitives et émotionnelles relatives à leur point de vue. Afin de satisfaire à cet objectif, cette thèse s’inscrit dans une recherche promouvant une anthropologie avec les enfants, appréhendant ceux-ci comme des sujets. Plus précisément, d’un point de vue théorique, elle s’inscrit dans le « nouveau paradigme de l’enfance » qui a émergé à la fin des années 1990 dans le champ académique anglo-saxon (James, Jenks, & Prout, 1998; James & Prout, 1990) puis en France en sociologie dans les années 1990 (Sirota, 1998, 2006a, 2006b). Notons que dans le domaine de l’anthropologie française, si un nombre croissant de travaux s’inscrivent dans ce paradigme, ils bénéficient à ce jour d’une visibilité et d’une reconnaissance institutionnelle réduites, offrant l’image d’un champ inexistant comme cela sera analysé dans les développements de cette thèse. Suivant le « nouveau paradigme de l’enfance », les enfants doivent être étudiés pour eux-mêmes, en tant qu’acteurs sociaux et non pas par rapport aux adultes ou aux institutions. Ceci implique une rupture épistémologique pour les anthropologues qui ont longtemps étudié les constructions sociales et symboliques de l’enfance plus que les enfants en tant qu’acteurs. Ils ont ainsi principalement étudié la façon dont les adultes pensent et traitent les enfants à travers les institutions comme la parenté, la religion, les rites ou aux représentations symboliques de la conception. Pour leur part, les sociologues ont essentiellement appréhendé les enfants à travers les institutions que sont la famille, l’école, la santé ou les problèmes sociaux. Au final, les chercheurs en sciences sociales se sont davantage intéressés aux points de vue des adultes sur les enfants qu’aux enfants eux-mêmes, ou encore, aux enfants en tant que réceptacles mécaniques des processus de socialisation.

Postuler l’importance de ce nouvel objet de « l’enfant comme acteur » signifie restituer des informations renvoyant à la présence des enfants dans le monde des adultes. Mais un des objectifs majeurs de cette thèse consiste également à objectiver la présence des enfants dans des cadres qui se situent dans l’entre-deux du monde des adultes et du monde des enfants. En effet, penser l’expérience de la maladie vécue par les enfants vivant avec le VIH implique de penser des mondes sociaux qui se révèlent souvent être des mondes secrets ou, tout du moins, des lieux frontières. La réalité sociale de l’enfance dans le contexte du sida ne peut être comprise qu’à travers une « économie du secret, rendant compte des coulisses et des lieux liminaires de circulation de l’information. Associé à la honte et à la mort, le sida

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est une maladie du secret en raison de la stigmatisation associée au sida15. L’expérience de la maladie est

ainsi conditionnée par les interactions sociales, qui placées sous le sceau du secret, s’inscrivent dans véritable « travail » – au sens straussien du terme16 – un jeu de dissimulation et de dévoilement de la maladie, à travers notamment ses symptômes et ses traitements. Penser le quotidien des enfants vivant avec le VIH implique donc de penser ce qui se passe « hors cadre » pour reprendre un concept goffmanien. L’expérience de la maladie par les enfants, qu’ils en soient informés ou pas, est conditionnée par le secret. Lorsque les enfants sont informés de leur maladie, ils se retrouvent être les gardiens scrupuleux de ce lourd secret auquel ils se confrontent en cherchant à se préserver en le préservant. Ils sont fréquemment pris dans des situations de face-à-face, impliquant une « manipulation de l’information » au quotidien (Goffman, 1975, p. 57). Ils sont contraints de développer des stratégies de dissimulation visant à esquiver les questions de leurs frères et sœurs, de membres de la famille ou de l’entourage ainsi que de leurs pairs, à propos de « cette maladie qui ne finit pas », au travers des prises quotidiennes de médicaments, des visites hebdomadaires ou mensuelles à l’hôpital.

Politiques culturelles de l’enfance au temps du sida

L’étude de l’expérience de la maladie vécue par l’enfant ne peut être entreprise sans restituer le contexte socio-économique des familles, la dynamique des recompositions familiales et les politiques publiques internationales qui déterminent les politiques de protection sociale. L’analyse s’inscrit donc également dans les politiques culturelles de l’enfance (cultural politics of childood) qui s’attachent à décrypter comment l’enfance – en tant que composante structurelle de la société – est singulièrement construite dans différentes sociétés et à différentes époques. (A. James & A.L. James, 2008, pp. 37-40). En croisant l’analyse des contextes nationaux et culturels à celle des pratiques sociales et processus politiques à travers lesquels l’enfance est singulièrement construite, les politiques culturelles de l’enfance jouent un rôle essentiel dans la compréhension des différentes façons dont les enfances se construisent, particulièrement dans un contexte caractérisé par les discours globalisés sur les droits de l’enfant. Elles mettent l’accent sur les facteurs culturels qui déterminent les différentes images et la compréhension de l’enfance dans différentes sociétés et à différents moments.

Ainsi, cette thèse sur l’expérience du sida chez l’enfant s’inscrit dans une réflexion plus globale visant à contribuer à la construction d’une anthropologie de l’enfance contemporaine. L’évolution des modes d’organisation familiale, la transformation des formes d’alliance et des rôles parentaux, le développement de la scolarisation, l’évolution du statut de la femme ou encore l’urbanisation engendrent d’importants changements structurels modifiant la place et le statut des enfants dans l’organisation sociale. Il est donc essentiel de ne pas seulement penser les enfants à partir des travaux portant sur l’enfance « traditionnelle », mais de s’intéresser à l’enfance contemporaine de « l’Afrique des individus » telle que l’a décrite Marie (1997). Cela qui implique de penser les enfants dans un environnement « globalisé » et en

15 Dans les pays du Nord, plus de quinze ans après les premiers traitements par trithérapie aient permis de réduire en quelques

années le caractère létal du sida, la stigmatisation demeure un problème central de l’épidémie, maintenant le sida dans une configuration de maladie du secret (Pierret, 2006).

16 La notion de « travail » est ici entendue dans le sens que lui attribue le sociologue interactionniste américain Anselm Strauss. Dans

l’usage qu’il fait du concept de « trajectoire de la maladie » (Glaser & Strauss, 1968), Strauss fait non seulement référence à l’évolution physiologique de la maladie, mais également à toute l'organisation du travail déployée autour du malade. Strauss retient trois principaux types de travail que sont « le travail de la maladie» (illness work), « le travail de la vie quotidienne » (daily life work) et le « travail biographique» (biographical work) (Corbin & Strauss, 1985).

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