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L’exercice du commandement

3.3 Les obstacles à l’exercice du commandement

3.3.3 Weygand contre lui-même

• L’appel du ministère

À l’inverse, à partir de l’accession du maréchal Pétain au pouvoir, sachant donc que l’armistice serait demandé incessamment261, Weygand se désintéressa de la conduite des

opérations. Le 12 juin, il avait délaissé pour partie la direction des armées au général Georges, notamment pour les raisons militaires que l’on a vues. Mais Weygand avait également fondé cette décision sur sa volonté de se concentrer sur la « bataille » politique de la demande

258 SHD, 27N 3, Instruction personnelle et secrète du général Weygand, n°1444 3/FT, 11 juin 1940. 259 Bernard Destremau, Op. cit, pp. 467 et 468.

260 SHD, 27N 73, Lettre du général Weygand à Reynaud, n°1455 3/FT, 12 juin 1940.

261 Le Conseil des ministres du 16 juin au soir décida unanimement qu’il fallait demander l’armistice. Le 17 juin,

à 0h30, la France pria l’Espagne de bien vouloir transmettre à l’Allemagne sa demande d’armistice. Le Vatican fut contacté à 3 heures pour transmettre une demande identique à l’Italie.

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d’armistice262. Une fois ce combat remporté, il put se consacrer uniquement à préparer la

négociation de la cessation des hostilités et à l’organisation de son ministère. Il restait certes le commandant en chef de l’armée française en titre, mais en acceptant le poste de ministre de la Défense nationale, sa place était avant tout au gouvernement. C’est ainsi que, le 18 juin, il déclara au général Serrigny, proche collaborateur de Pétain : « l’armée est actuellement scindée en trois groupements indépendants, [je leur ai] donné toute initiative et [je ne saurais] intervenir en la matière »263.

La question des villes ouvertes éclaire le changement qui s’est opéré chez Weygand avec la concomitance de son arrivée au pouvoir et de la certitude que les combats allaient cesser. Le 18 juin 1940, Charles Pomaret, ministre de l’Intérieur, proclama à la radio que le gouvernement avait décidé que les villes de plus de 20 000 habitants seraient déclarées villes ouvertes. Alors que le 7 juin Weygand avait répondu à Chautemps, via Reynaud, que les évacuations étaient du ressort du commandant en chef et devaient être motivées par « des nécessités militaires immédiates »264, il s’est contenté ici, face à une décision militaire grave et dont les généraux,

Georges en tête265, se plaignirent, d’encaisser sans rien dire. Mais il déclara après la guerre, devant la Commission d’enquête parlementaire, qu’il prenait la responsabilité de cette approbation266. Weygand signifiait par-là qu’il assumait encore la responsabilité juridique, formelle découlant de son titre de généralissime : lui seul pouvait être tenu pour responsable en dernier ressort de l’évolution de la situation militaire. Cependant, il s’était – totalement cette fois-ci – déchargé de ses responsabilités de général en chef au sens pratique, opérationnel du terme, car celles-ci l’auraient normalement obligé à s’élever contre une mesure aussi grave de conséquences, qui plus est prise par un civil.

L’acceptation par Weygand du poste de ministre de la Défense nationale et sa certitude que l’armistice arriverait sous peu ont dénaturé son rôle de généralissime, en l’hybridant. Dans la dernière phase des opérations (16/17 juin – 25 juin 1940), Weygand devint donc lui-même le principal obstacle à son propre exercice du commandement.

262 Weygand, Op. cit., pp. 210 et 221.

263 Bernard Serrigny (général), Trente ans avec Pétain, Paris, Plon, 1959, p. 176. Suite à ce propos, le général

Serrigny s’exclama « Ponce Pilate, jadis, ne ferait pas mieux ! ». Néanmoins, en tenant de telles paroles, Weygand ne s’en est pas lavé pas les mains.

264 SHD, 27N 80, Lettre du général Weygand à Reynaud, n°1402 3/FT, 7 juin 1940.

265 SHD, 27N 78, 3ème Bureau du GQG, Télégramme du général Georges au général Weygand, n°2116 3/OP, 22

juin 1940 : « Je signale à nouveau combien disposition concernant villes supérieures 20 000 habitants paralysent actions défensives […]. »

266 Commission d’enquête parlementaire, tome IV, p. 1887. Cité in Jean-Louis Crémieux-Brilhac, Op. cit., tome

129 • Un simple chef d’état-major ?

De toute évidence, Weygand représentait l’officier général par excellence. Portant la culotte Saumur en whipcord, bien droit dans des bottes impeccablement cirées, la démarche assurée, le verbe sec et volontiers mordant, tout dans son allure et sa parole respirait la martialité. Techniquement, il était doté d’une grande capacité d’analyse et de synthèse – considérablement développée par son rôle auprès de Foch au demeurant, et faisait preuve d’un jugement rapide. Au sein de l’armée, il gardait un prestige considérable. On a vu quel a été son style de commandement pendant la campagne de 1940, basé sur la prise en charge de toutes les décisions importantes, tant tactiques que stratégiques, exigeant beaucoup de ses subordonnés et faisant preuve d’une énergie débordante. Cependant, cela en faisait-il un véritable commandant en chef ? C’est la question que pose Charles de Gaulle, et à laquelle il répond par la négative :

D’un seul coup, était tombée sur ses épaules une charge écrasante qu’au surplus il n’était pas fait pour porter. […] Pour faire tête au malheur, il eût fallu qu’il se renouvelât ; […] qu’il arrachât sa stratégie au cadre étroit de la métropole […]. Il n’était pas homme à le faire. Son âge, sans doute, s’y opposait ainsi que sa tournure d’esprit, mais, surtout, son tempérament. Weygand était, en effet, par nature, un brillant second. […] Mais, si les aptitudes requises pour le service d’état-major et celles qu’exigent le commandement ne sont nullement contradictoires, elles ne sauraient être confondues. Prendre l’action à son compte, n’y vouloir de marque que la sienne, affronter seul le destin, passion âpre et exclusive qui caractérise le chef, Weygand n’y était, ni portée, ni préparé.267

Pour le général de Gaulle, Weygand ne fut que le syndic de la défaite française, non un « chef ». Et ce, pour deux raisons. La première est qu’il serait resté orthodoxe, si l’on peut le dire ainsi, à toutes les échelles. L’argument pourrait paraître spécieux. Au niveau tactique, il l’est en bonne partie, car, si Weygand ne rompit pas totalement avec la doctrine d’avant-guerre, il donna une série d’instructions novatrices en bien des points. Au niveau stratégique, on serait tenté d’objecter au futur chef de la France libre qu’opter pour la stratégie a posteriori perdante ne saurait préjuger du fait que le général ayant fait ce choix fut un « chef » ou non. Napoléon a perdu à Waterloo, mais il n’en demeure pas moins le plus grand chef militaire français contemporain. Cependant, si l’on ne peut suivre de Gaulle dans ce cas-là, son argument possède une autre face, qui semble d’ailleurs être ce que le général rebelle visait avant tout ici : le manque d’audace du généralissime. À l’inverse du général Gamelin, qui avait un attrait

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particulier pour la grande stratégie, Weygand n’était pas un esprit spéculatif. Dans ses

Mémoires, il écrit par deux fois que la guerre est un « art tout d’exécution », ajoutant que cet

art reste « terriblement réaliste »268. Or, si un général en chef doit s’appuyer sur les faits pour bâtir ses plans, ne doit-il pas également réserver une part à l’imaginaire, à la pensée intrépide, qui seule peut amener la victoire ?

La seconde raison avancée par de Gaulle est plus profonde, car elle consiste à dire que Weygand n’était pas un « chef » par nature, et donc pas seulement dans la tourmente de la campagne de 1940. À nouveau, retranchons de notre développement la rancœur tenace que le Connétable a eu pour son aîné, en commençant par dire que ce dernier se trompe sur un point : le généralissime de la bataille de France avait bien pris l’action à son compte. Par contre, quand le général de Gaulle écrit qu’un chef ne veut voir dans cette action de marque que la sienne, il touche du doigt quelque chose qui s’oppose avec l’image classique que nous avons de Weygand. En effet, il est pour le moins étonnant que celui-ci ait accepté aussi rapidement, le 6 juin 1940, que le groupe d’armées n°3 recule son dispositif, alors qu’il avait ordonné une défense « sans esprit de recul ». Le général Besson a réussi « à imposer une manœuvre en retraite »269 à son supérieur. Pourquoi Weygand a-t-il cédé aussi facilement à ses subordonnés sur ce point capital de sa stratégie ? Faiblesse de caractère ? Improbable, bien que son état physique et psychique avait dû être altéré par les précédentes semaines, éprouvantes à plus d’un titre. Réalisme face aux arguments avancés par ses généraux ? C’est possible, et nous l’avons évoqué plus haut. Peut-être qu’il faut également y voir le fait que Weygand ne voulait pas supporter les conséquences de sa stratégie, à savoir le sacrifice immédiat d’une partie de l’armée française dans l’espoir fugace d’un rétablissement de la situation. La manœuvre proposée par le général Besson avait l’avantage de faire perdurer la bataille de la Somme tout en conservant un maximum de troupes, bien qu’elle signifiait ipso facto que cette bataille n’avait presque plus aucune chance d’être remportée. Il semblerait qu’ici Weygand s’est presque contenté d’arbitrer, sans faire prévaloir coûte que coûte sa vision des choses. À l’image d’un chef d’état-major, ce qu’il avait été deux décennies plus tôt, ce que de Gaulle lui reprocha de ne jamais avoir qu’été. À 73 ans, Weygand pouvait-il et su-t-il commencer une carrière de commandant en chef ? Nous ne pouvons apporter une réponse tranchée, la légèreté de notre bagage militaire ne nous le permettant pas. Néanmoins, certains éléments laissent à penser qu’il lui manquait la capacité et la volonté de forcer le destin, qualités couplées constitutives du « chef » militaire.

268 Weygand, Op. cit., pp. 211 et 284. Nous soulignons. 269 Philippe Masson, Op. cit., p. 235.

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Dans la collection d’étoiles du haut-commandement français lors de la campagne de 1940, Weygand s’est assurément démarqué de la masse de ses pairs. Prenant la tête des opérations dans une situation extrêmement délicate, il fit face. Au niveau stratégique, bien qu’il dût subir la manœuvre allemande, il ne renonça pas pour autant à tout faire pour agir de façon cohérente à cette échelle-là, jusqu’à ce que le constat irrémédiable de la défaite ne vienne lui enlever tout espoir. Cette action fut en bien des points judicieusement complétée au niveau tactique, où Weygand ne se contenta pas de reprendre la doctrine, mais inventa un système défensif efficace. Avec, de nouveau, toujours ce souci de la cohérence, cette fois-ci entre le choix de la défensive stratégique et ses consignes à l’échelon tactique. Surtout, c’est par son style de commandement très fochien – sur la question de la filiation avec le maréchal Foch en général, nous pensons avoir montré qu’elle n’a plus être uniquement présupposée, mais qu’elle existe bel et bien – qu’il peut être considéré comme un en partie personnage iconoclaste au sein du corps des officiers généraux du printemps 1940. En ce sens, Weygand n’a pas été un généralissime de la débâcle, mais un généralissime malgré celle-ci.

Cependant, même en retranchant toutes les contraintes qui handicapèrent son action dans cette fonction, il semble qu’il a eu du mal à pleinement l’habiter. Ses plans stratégiques manquèrent éventuellement aussi bien de réalisme dans leurs ordres de mise en œuvre, que d’audace dans les conceptions les sous-tendant. Tactiquement, il ne poussa pas la cohérence jusqu’à produire des instructions sur l’offensive. Les évènements se sont certainement chargés de ne pas lui laisser le temps de tenir son rôle de bout en bout. Toujours est-il que le jugement de Charles de Gaulle recèle tout aussi certainement une part de réalité : Weygand n’a pas totalement été à la hauteur de son titre.

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