• Aucun résultat trouvé

La retraite : conception et conséquences

Une action stratégique aux objectifs de plus en plus réduits

1.3 Gérer la retraite (9 juin – 25 juin)

1.3.3 La retraite : conception et conséquences

• La fin de toute stratégie

Au matin du 9 juin 1940, la rupture du front de la Somme est définitivement acquise95. Pour Weygand, la bataille de France était perdue96. Cela entraîna deux changements chez lui. Le premier est qu’il allait entamer une campagne en faveur de l’armistice auprès du pouvoir civil. Le second tient à la conduite des opérations. Le généralissime français avait indiqué lors du Comité de guerre du 25 mai 1940 et dans sa note pour Paul Reynaud en date du 29 mai 1940 que la position Somme-Aisne serait la dernière à avoir une chance d’arrêter les Allemands. Si elle venait à être forcée, l’armée française ne disposerait plus des ressources pour espérer rétablir la situation au profit des Alliés. Cela revenait également à dire que si cette hypothèse se réalisait, le haut-commandement n’aurait plus rien à proposer d’autre en termes de stratégie que de retraiter de ligne en ligne – Weygand refusant tout repli hors de la Métropole. Mais ainsi, ces replis n’étaient pas une véritable manœuvre en retraite, destinée à reconstituer plus en

91 François Delpa, Op. cit., p. 318.

92 SHAT, 27N 3, Télégramme du général Weygand au général Georges, 12 juin 1940, 13 heures. 93 Weygand, Op. cit., p. 210.

94 Jean-Louis Crémieux-Brilhac, Op. cit., tome II, p. 674.

95 Jacques Vernet (colonel), « La bataille de la Somme », in Christine Levisse-Touzé (dir.), Op. cit., p. 205. 96 On pourra suivre le cheminement de Weygand l’amenant à se convaincre de cet état de fait dans le chapitre 4

57

arrière un front solide, avec des unités placées dans une masse de réserve pour contre-attaquer. En ce sens, les retraites partielles puis la retraite générale que Weygand allait ordonner différaient d’une stratégie militaire à proprement parler, puisqu’elles ne visaient, à court ou à long terme, aucunement à défaire les Allemands. Autrement dit, après avoir perdu toute initiative stratégique suite à l’échec de son premier plan, Weygand renonçait maintenant à tout objectif stratégique véritable.

Ce renoncement, comme nous le verrons en détail plus loin, trouva son pendant au niveau de la façon dont Weygand commanda à partir de ce moment-là : à distance. Certes, il gardait la direction de l’armée française. Mais concernant la conduite quotidienne des opérations, il considéra de fait que, ayant réglé – avec l’instruction personnelle et secrète du 11 juin 1940 – la manœuvre à exécuter dans l’attente de l’armistice, il n’avait plus, en tant que généralissime, qu’un rôle de second plan à jouer.

En termes stratégiques, les armées françaises ne pouvaient donc que subir les assauts allemands, sans espoir de victoire à la clé. La stratégie du haut-commandement était donc entièrement déterminée et contrainte par l’action de la Wehrmacht. Ce constat se retrouve au niveau de la modalité générale qui présidait à la conduite des opérations. Par l’instruction du 11 juin 1940, Weygand et Doumenc prévoyaient de laisser une large initiative aux commandants des groupes d’armées, d’une part, et définissaient des régions de combats retardateurs pour chacun d’eux, d’autre part. Ainsi, ces deux généraux préparaient l’armée française à se battre non plus sur un front continu, mais par zone géographique. Cependant, ce changement n’étant que l’anticipation du tronçonnement du dispositif français, il résultait in

fine de l’action des Allemands sur le terrain.

• Des objectifs militaires malgré tout

D’une part, compte-tenu de la situation militaire et de son avis autorisé qui plaidait en la faveur de la signature d’un armistice, le chef des armées pouvait penser que le gouvernement se rangerait à une telle solution dès qu’il lui aurait signifié que la lutte était devenue sans issue. D’autre part, fort de son expérience de 1918, Weygand voulu croire que les Allemands répondraient favorablement à cette demande tout aussi rapidement. Par conséquent, certainement que le généralissime français se convainquit que la suspension des hostilités interviendrait dans peu de jours à compter du 12 juin. L’objectif de la retraite générale était donc de tenir pour sauvegarder le maximum d’atouts en attendant l’armistice. Dans ce cadre-

58

là, cette manœuvre avait trois buts particuliers – les deux derniers mélangeant préoccupations proprement militaires et intérêts plus politiques, nous n’évoquerons que brièvement ceux-ci.

Le premier était de préserver la plus grande partie du territoire métropolitain de l’invasion. C’est le sens des termes « couvrir aussi longtemps que possible le cœur du pays », présents dans l’instruction personnelle et secrète du 11 juin 1940, ainsi que dans le « Plan de manœuvre ». Cela impliquait non seulement de retraiter en suivant les directions indiquées par le haut-commandement, mais aussi de résister partout où cela était possible. C’est pourquoi un front en Bretagne, qui pouvait retenir un certain nombre de troupes allemandes, devait être maintenu. Dès le 11 juin, le général Doumenc avait envoyé comme instruction au général Fagalde97 de disposer ses quatre divisions sur la Dives et d’agir de concert avec la Xe armée, qui aurait à se replier en direction de la péninsule armoricaine si l’ordre de retraite générale venait à être donné. Le même jour, le général René Altmayer (frère cadet du commandant de la Xe armée) avait été chargé de préparer la défense du désormais célèbre « réduit breton ». De même, les équipages de la ligne Maginot ne devaient pas être repliés, mais se « défendre sur place à outrance »98. Dans cette optique, on voit que la ligne générale de repli définie le 11 juin par le commandement français était bien une ligne d’attente et non de résistance. Autrement dit, Weygand comptait sans doute que, au plus tard, l’armistice verrait l’armée française regroupée derrière cette ligne. Dans ce cas, un peu plus de la moitié du pays serait restée inviolée.

Le second but particulier était de conserver un maximum de grandes unités. Ceci était clairement spécifié, comme nous l’avons vu, dans l’instruction du 11 juin et le « Plan de manœuvre » que le général Georges rédigea le lendemain. Cette nécessité était double. D’une part, seules les grandes unités ont un véritable poids sur le champ de bataille, car c’est à partir de ce niveau que l’unité acquiert en propre des moyens lui conférant une autonomie au combat et de ravitaillement. Pour pouvoir prolonger efficacement la résistance dans l’attente de la signature d’un armistice, il fallait donc que les groupes d’armées disposassent du plus grand nombre possible de grandes unités. D’autre part, c’était un double facteur d’ordre, à la fois interne à l’armée – éviter la débandade des troupes – et externe à celle-ci – marquer la présence physique de l’appareil militaire sur le territoire une fois la suspension des hostilités obtenue.

Enfin, reculer tout en combattant et selon un plan bien établi permettrait à l’armée française de sauver son honneur. Cette volonté fut présente presque dès le départ à l’esprit de

97 SHD, 27N 79, Instruction du général Doumenc pour le général Fagalde, n°1441 3/FT, 11 juin 1940. 98 Weygand, Op. cit., p. 196.

59

Weygand : quoiqu’il pût arriver, il fallait qu’en dernier ressort l’honneur fût sauf99. C’est pourquoi il avait prescrit le 25 mai 1940 au général Blanchard qu’au cas où son attaque en direction du sud était impossible, il devait « sauver avant tout l’honneur des drapeaux dont il [avait] la garde »100. Au Comité de guerre du même jour, puis dans sa note au président du Conseil du 29 mai, ainsi que dans celle du 10 juin, il avait indiqué qu’en cas de tronçonnement de l’armée française, celle-ci continuerait la lutte jusqu’à épuisement de ses moyens pour sauver l’honneur du pays. Une fois la retraite générale ordonnée, Weygand ne fit donc que réaffirmer cette nécessité, sur laquelle tous les généraux français s’entendaient par ailleurs. Mais, à la différence des combats qui s’étaient déroulés jusqu’au 12 juin où la sauvegarde de l’honneur était une toile de fond commandée par toute culture militaire, à partir de cette date, cela devint un objectif à part entière, martelé par les plus haut-gradés. Comme le fait remarquer Jean-Louis Crémieux-Brilhac, « jamais on n’aura parlé autant d’honneur dans les télégrammes de l’Etat- major [sic]. » 101 Ce qui conduisit à ce que cet objectif devenu leitmotiv fusse de plus en plus déconnecté, d’un côté des données matérielles auxquelles faisaient face les commandants d’unités sur le terrain, et de l’autre de tout but militaire opérationnel. C’est ainsi que le général Georges ordonna le 16 juin au général Condé, à qui on avait abandonné le commandement des armées de l’est, de déclencher une offensive en direction du sud. Or, d’une part les unités de ces armées étaient dans une situation extrêmement délicate (encerclement, manque de munitions, fatigue, encombrement des routes, etc.) et dont l’enchevêtrement empêchait toute attaque coordonnée dans des délais aussi courts. D’autre part, cette offensive n’avait pour seul but que de « sauver […] [l’]Honneur du drapeau ». Georges poussera même la fantaisie, voire l’inconséquence, à déclarer au général Condé, dans un télégramme du 18 juin que « la situation

générale exige impérieusement cette action seule capable de sauver l’honneur »102, indiquant par-là que la sauvegarde de l’honneur de l’armée française dans sa totalité ne tenait plus qu’aux décisions du général Condé.

• Les conséquences de la retraite générale

Le principal reproche qui peut être fait au général Weygand est d’avoir donné trop tardivement l’ordre de repli général. Le général Besson le 12 juin, puis le général Prételat le

99 Weygand, Op. cit., p. 88.

100 SHD, 2N 26, Comité de guerre, Séance du 25 mai 1940. 101 Jean-Louis Crémieux-Brilhac, Op. cit., tome II, p. 695. 102 Jean-Louis Crémieux-Brilhac, Op. cit., tome II, p. 703.

60

surlendemain, allèrent voir le général Doumenc, pour se plaindre que la manœuvre prescrite était particulièrement « difficile et scabreuse », notamment pour le groupe d’armées n°2103. Ces deux généraux n’étaient pas en désaccord avec le but de la manœuvre en retraite – reculer pour attendre l’armistice en sauvegardant tout ce qui était possible d’unités et de territoire, mais estimaient que les modalités de son exécution étaient peu réalistes. De fait, la réussite d’un tel plan était basée sur la rapidité des mouvements, car le haut-commandement leur demandait de faire des bonds de plusieurs dizaines de kilomètres par jour. Or, les soldats étaient recrus de fatigue, contrains de se battre le jour et de retraiter la nuit. Les moyens de transport diminuaient comme peau de chagrin. Les routes étaient encombrées par les réfugiés. La vitesse était donc un luxe que l’armée française ne pouvait pas se payer. Cela valait d’autant plus pour le GA 2, qui était alors composé en partie d’unités de forteresse, disposant donc de peu de moyens de locomotions. À ces servitudes matérielles s’ajoutaient le fait que la jonction entre les différents groupe d’armées n’était plus assurée – dès le 12 juin entre le GA 4 et le GA 2 – ou était sur le point de ne plus l’être. Par conséquent, les Allemands pouvaient tenter de prendre de flanc le dispositif français ainsi disloqué et couper la retraite à certaines unités.

Cependant, ces replis trop tardifs trouvent leur explication dans la conjonction de plusieurs faits. En premier lieu, comme en atteste la lecture des notes journalières du général Doumenc, après le 10 juin et le déménagement du GQG à Briare le haut-commandement ne disposa que de renseignements épars et ses communications avec les groupes d’armées furent de plus en plus difficiles. Weygand a donc eu de moins en moins de prise sur l’armée française. Mais avant tout, l’impossibilité de retraiter plutôt venait des conceptions du généralissime en personne. Il convient ici de distinguer deux phases. De début juin au 9 de ce mois-ci la stratégie de la bataille d’arrêt à mener sans esprit de recul sur la Somme et l’Aisne nécessitait en contrepartie que les armées du général Prételat ne décrochassent pas des régions fortifiées, et ce aussi longtemps que la bataille de France était livrée, car elles fixaient de nombreuses forces104. A partir du 9 juin 1940, date à laquelle Weygand savait que cette bataille était perdue, on pouvait s’attendre à ce qu’il ordonnât la retraite générale. Bien qu’il tentait de faire comprendre à Paul Reynaud qu’un armistice s’imposait sans jamais prononcer directement ce terme, pour pouvoir affirmer sans possibilité de contradiction qu’il n’y avait plus d’espoir, il fallait attendre que le front de l’Aisne fût rompu. De même, l’objectif qu’il donnait désormais aux armées françaises, à savoir conserver la plus grande part possible de territoire hexagonal, impliquait pour lui qu’il n’y ait pas de replis autres que ceux permis à l’intérieur de la position

103 François Delpla, Op. cit., p. 321 et pp. 323-324. 104 Pierre Rocolle, Op. cit., p. 280.

61

Somme-Aisne temps que celle-ci tiendrait. Dans ce cadre, le groupe d’armées n°4 avait pu en partie se retirer sur la Marne. Pour ces deux raisons, Weygand attendit le 12 juin, en début d’après-midi, pour ordonner la retraite générale. Cependant et par conséquent, dans ce laps de temps la position du groupe d’armées du général Prételat, d’avancée au 5 juin et aventurée au 10 juin, était devenue dangereuse – d’autant que, dans la nuit du 11 au 12 juin, le général Huntziger se désolidarisa de sa propre initiative du groupe d’armées n°2 à sa droite. La conjonction des conceptions du généralissime français et de la situation du GA 2, montre que, pour Weygand il valait mieux que les armées françaises tiennent haut au risque d’un tronçonnement, voire d’un encerclement, plutôt qu’elles restent sur un front uni, mais plus au sud. En ce sens, semble-t-il, il a fait primer l’objectif territorial sur celui de la conservation d’un maximum de grandes unités. Certainement que, de son point de vue, les deux restaient tout à fait conciliables malgré l’ordre de retraite générale tardif, et ce pour trois raisons. Il escomptait tout d’abord que l’armistice intervienne très rapidement. Ainsi, il trouverait certainement le dispositif français encore en bonne partie soudé. Ensuite, même en cas d’encerclement, il suffirait sans doute de tenir jusqu’à la suspension des hostilités, la coutume voulant que les armées et les places qui n’avaient pas capitulé pourraient regagner les lignes amies. Enfin, Weygand et le haut commandement sous-estimaient les moyens d’exploitation de l’armée allemande105 et surestimaient ceux dont disposait le GA 2 pour se replier, puis échapper à l’encerclement106.

La position du groupe d’armées n°2 et le retard pris par Weygand pour donner l’ordre de retraite général étaient des conséquences directes des plans successifs du généralissime. Par la suite, cet ordre venait sanctionner la cassure entre ce groupement de forces et le GA 4. Plus couvert sur sa gauche, alors qu’il ne pouvait que difficilement décrocher des régions fortifiées, les Allemands avaient ainsi toute facilité pour l’enrouler et l’encercler. Les hypothèses sur lesquelles Weygand fondait l’exécution de l’instruction du 11 juin 1940 – rapidité de l’armistice, respect des coutumes de guerre, rapport de force moins déséquilibré à l’est – n’allant pas se vérifier, cette instruction, tant dans sa conception que dans son exécution, vouait le GA 2 à la capture.

105 SHD, 27N 4, Conseil suprême interallié, Séance du 11 juin 1940.

106 Le 16 juin, à 22h45, le général Georges télégraphia en guise de réponse aux appels à l’aide des généraux du

GA 2 : « Je connais votre situation. Elle permet d’exécuter la manœuvre prescrite. [...] ». Cité in Jean-Louis Crémieux-Brilhac, Op. cit., tome II, p. 703.

62

Chapitre 2

Un moderne parmi les anciens ?

Outline

Documents relatifs