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La progressive réduction du champ des possibles à l’unique solution de l’armistice

4.2 Une unique alternative (26/28 mai – 8/10 juin 1940)

4.2.4 La bataille d’arrêt

• Des éléments d’optimisme

Le général Weygand avait quelques raisons d’espérer en ce début de juin 1940. Dans ses synthèses quotidiennes que le généralissime a demandées à recevoir, le deuxième bureau du GQG a revu légèrement à la baisse le potentiel offensif de la Wehrmacht : le haut- commandement allemand disposerait au 3 juin, de soixante à soixante-dix divisions d’infanterie et de six à sept divisions blindées pour attaquer le nouveau front français, tandis que la Luftwaffe aurait perdu près de 20% de ses appareils305. Ce même deuxième bureau l’informe que, d’après le Consul général de Yougoslavie à Hambourg, « dont les

304 SHD, 27N 50, Lettre du général Weygand à Reynaud, n°6352 1/FT, 28 mai 1940 ; Télégramme du général

Weygand au général Noguès, n°6355 1/FT, 28 mai 1940 ; Télégramme du général Doumenc au général Noguès, n°6435 1/FT, 31 mai 1940.

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informations sont considérées comme très sûres », les succès allemands ont été chèrement payés, si bien que les milieux dirigeants nazis estiment « que l’Allemagne est hors d’état de continuer la guerre plus de six mois »306. Le 29 mai 1940, le général Keller (inspecteur des chars de combat) lui a communiqué l’état des disponibilités en chars : 1 350 – dont 342 chars F.T. – sont en état de combattre ou récupérables, auxquels s’ajoutent plus de 460 chars dans une situation indéterminée307. Ce qui constituait une force blindée certes inférieure à celle de l’armée allemande et éprouvées, mais qui devait permettre de former les grandes unités cuirassées qu’il souhaitait utiliser pour mener des contre-offensives d’ensemble. Il s’agissait donc de tenir quinze jours, ce qui serait suffisant pour pouvoir utiliser toutes les grandes unités en cours de formation308 – récupération des évacués de Dunkerque, des éléments revenant de Narvik, utilisation des formations territoriales et des dépôts, formation de divisions à partir du contingent à l’instruction. Il insiste donc auprès de Reynaud pour que les premières divisions nouvellement créées ou reconstituées soient prêtes au 12 juin309.

Par ailleurs, il a sans aucun doute possible dû être informé de la hausse en flèche du moral des combattants français310, grâce au contrôle postal. De même, la production d’avions et de chars a sensiblement augmenté depuis le début des opérations. Enfin, les procédés tactiques de lutte contre les chars et les avions qu’il a préconisés par de nombreux ordres et instructions, ont porté leurs fruits dans bien des cas. En définitive, Weygand a pu sentir tenir dans ses mains un outil certes émoussé mais prêt à l’emploi.

• Récriminations contre les Britanniques

Ces éléments poussant à un optimisme raisonnable vont être contrebalancés par les désaccords croissant entre Weygand et les Anglais. Alors qu’au Conseil interallié du 22 mai à Vincennes Weygand était ressorti plutôt satisfait de l’entente franco-britannique, il allait être de plus en plus irrité du comportement de l’allié d’outre-Manche. Du fait des mauvaises communications avec le GA 1 et des difficultés à aller sur le front des Flandres, il s’en était remis au jugement et aux propos du général Blanchard en ce qui concernerait les liaisons internes à son groupe d’armées, qui comprenait la British expeditionary force. Or celui-là,

306 SHD, 5N 580, Informations diplomatiques, 4 juin 1940.

307 SHD, 27N 105, État des disponibilités en chars au 28 mai 1940 au soir, 29 mai 1940.

308 Jacques Vernet (colonel), « La bataille de la Somme », in Christine Levisse-Touzé (dir.), Op. cit., p. 203. 309 SHD, 27N 50, Lettre du général Weygand à Reynaud, n°6528 1/FT, 5 juin 1940.

310 Jean-Louis Crémieux-Brilhac, « L’évolution du moral des troupes », in Christine Levisse-Touzé (dir.), Op.

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pusillanime et fatigué, peinant donc à imposer son autorité auprès des Anglais après la mort du général Billotte, vit sa méfiance grandir vis-à-vis de Lord Gort, le commandant des armées britanniques en France. Ainsi, le généralissime français reçu des rapports biaisés à propos des liens entre les Alliés dans les Flandres. Il faut dire que le comportement du général anglais, qui agissait parfois sur ordres de son gouvernement et n’hésitait pas à faire cavalier seul311, n’était pas un facteur d’entente. Lors de la réunion quotidienne du 24 mai 1940 entre Reynaud, Weygand et Pétain, le commandant en chef français s’emporta contre le retrait des Anglais vers la Haute-Deule et n’hésita pas à formuler des critiques sur la politique du gouvernement de sa Majesté. Suite à ces propos, Reynaud envoya à Churchill une série de télégrammes, qui, selon les termes du Premier britannique, étaient « pleins de reproches », suivant en cela les accusations du général Weygand312. L’imbroglio de la poche

de Dunkerque et les vexations subies par les soldats français – n’être embarqués à égalité qu’à partir du 31 mai, être désarmés en arrivant en Angleterre – n’ont fait qu’attiser ces tensions au sein des relations franco-britanniques. Pourtant, le général Weygand ne cessera de presser Reynaud pour qu’il demande des renforts, notamment en aviation, auprès de Churchill. Nous avons vu que lors du Comité de guerre du 25 mai et dans sa note du 29 mai au président du Conseil, il en appelait au concours des Britanniques, allant presque jusqu’à dire que le sort des armes dépendrait de leur appui. Le 26 mai, il indiquait à Roland de Margerie, membre du cabinet de Reynaud, qu’il « ne faut pas affoler les Anglais, car [il a] besoin d’eux »313, ce qui tend à montrer qu’il n’a pas encore désespéré du soutien anglais.

Le Conseil suprême interallié du 31 mai 1940 ne permit pas de redéfinir concrètement l’implication britannique dans la campagne en cours, mais Weygand ne s’y montra pas agressif ou accusateur envers les Anglais. Estimait-il que l’alliance était encore assez solide, que ceux-ci finiraient par accorder les renforts espérés, et qu’il valait mieux ne pas les exaspérer en posant des questions essentielles mais gênantes ? C’est possible, mais, en l’état des archives, on ne peut pas véritablement faire droit à cette thèse, bien que les propos qu’il a tenus devant Roland de Margerie y apportent du crédit.

Ce qui est sûr, en revanche, c’est que le général Weygand est agacé par les Anglais. Tandis que le 26 mai, lors de la conférence quotidienne auprès de Paul Reynaud, il

311 Marc-Antoine de Nazelle, « D’une réussite inespérée à la rupture franco-britannique », in Christine Levisse-

Touzé (dir.), Op. cit., p. 251. Par exemple, les Britanniques se retirent de Boulogne le 23 mai, sans en référer au général Lanquetot, commandant de la place.

312 Thibaut Tellier, Op. cit., p. 588 et SHD, 27N 80, Télégramme de Reynaud à Churchill, 24 mai 1940. 313 Bernard Destremau, Op. cit., p. 444.

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« s’indigne de l’accentuation du retrait britannique », le 1er juin, il laisse exploser son mécontentement face au refus du gouvernement de Sa Majesté de fournir plus de squadrons de chasse314. Si en public il ne laissait rien paraître des reproches qu’il fait à l’allié – contrairement au maréchal Pétain, qui, on s’en souvient s’est interrogé sur la réciprocité d’engagement entre les deux pays lors du Comité de guerre du 25 mai, en privé il tendait à s’emporter contre lui.

A cette dissension, qui ira en s’agrandissant mais s’en jamais verser dans l’anglophobie, nous voyons deux raisons. La première est une question de caractère. Weygand, qui avait une conception de l’honneur militaire poussée au plus haut point et qui voyait l’armée française dans une situation de la plus grande gravité, n’a pu qu’être choqué par l’attitude des Britanniques. Le fait que le général Alexander ait indiqué que Lord Gort avait rembarqué avant l’heure communiquée à l’amiral Abrial, que l’unité de commandement n’ait pas été respectée ou encore que les Anglais décidèrent de ne pas poursuivre les opérations de rembarquement une fois leur soldats évacués, tous ces évènements affaiblirent considérablement le crédit que l’armée britannique avait auprès de Weygand. Peut-être avaient-ils également réveillé les querelles entre les deux alliés du printemps 1918, comme le pense Jean-Louis Crémieux-Brilhac315. Toujours est-il que pour ce général incarnant toutes les traditions de la cavalerie française, de tels comportements étaient contraire à l’honneur. La seconde raison tient à la vision que Weygand se faisait de la bataille qui allait venir. Pour lui, elle était le quitte ou double de la dernière chance, ultime rempart avant la chute de la France. De l’autre côté du Channel, la France semblait déjà perdue, mais il fallait la maintenir debout le plus longtemps possible et persuader le gouvernement français de poursuivre la lutte en dehors du territoire métropolitain. Les exhortations de Churchill lors du Conseil interallié du 31 mai ou celles de son discours aux Communes le 4 juin, proclamant la volonté implacable de l’Angleterre de continuer le combat quoiqu’il arrive et exprimant sa sollicitude à l’allié continental, avaient, de ce point de vue-là, une triple destination : au peuple britannique et aux États-Unis bien sûr, mais aussi aux responsables politiques et militaires français. Ici, Churchill voulait montrer l’exemple à Reynaud et à Weygand, car il avait perçu le caractère particulier de cette guerre, idéologique et qui deviendrait mondiale. Il fallait donc voir à long terme. Or, comme pour les ports du Nord à la fin mai 1940, le haut- commandement français procédait à un tout autre raisonnement. Pour Weygand et ses

314 Paul Baudouin, Neuf mois au gouvernement, Paris, Éditions de la table ronde, 1947, pp. 78 et 118 315 Jean-Louis Crémieux-Brilhac, Op. cit., tome I, p. 583.

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subordonnés, en dehors de la bataille sur la Somme et l’Aisne, point de salut possible. C’est pourquoi le généralissime français indiqua à Reynaud que le Premier ministre de Grande- Bretagne faisait de beaux discours, mais ne promettait rien de concret pour aider la France316. Il est intéressant de noter que cette accusation d’abuser de phrases d’espoir tout en abandonnant un pragmatisme dont un militaire ne peut se départir, sera un de ses leitmotivs pour justifier sa position quant à sa campagne en faveur de la demande d’armistice, que ce soit à la mi-juin 1940 ou après la guerre.

Pour ces deux raisons, il a pu avoir le pressentiment que l’Angleterre n’irait peut être pas jusqu’à sacrifier plus qu’elle ne l’avait déjà fait pour sauver la France. Cette intuition ne pourra que le conforter dans son choix en faveur de la demande d’armistice dès que les Allemands perceront le front de la Somme, les 7 et 8 juin 1940.

• Les opérations : une défaite rapidement consommée

Le 5 juin 1940 à 4 heures, les Allemands attaquent sur le front de la Somme. Weygand lance alors, à 10 heures, un ordre du jour très classique dans son propos, confirmant la consigne de tenir « sans esprit de recul », faisant appel aux « exemples de notre glorieux passé » et rappelant que le sort de la « Patrie » dépend de la ténacité des combattants317. Il réitère ce même jour ses consignes concernant la lutte antichar et antiaérienne318, puisqu’elles ont eu un succès certain lors de la dernière phase de la bataille des Flandres et lors des prémices de celle qui vient de commencer. Sur le terrain, les avant-postes français se font massacrer sur place, mais la position tient bon et les Allemands ne peuvent déboucher qu’en de rares endroits. L’appui aérien, s’il ne compense pas l’infériorité franco-anglaise sur le front, est bien meilleur que début mai. D’ailleurs, lorsque Weygand se rend au poste de commandement du général Vuillemin (chef d’état-major de l’armée de l’air), celui-ci l’informe d’un nouveau renforcement britannique imminent en avions. En début d’après- midi, lors de sa visite au général Besson, responsable de la défense sur la Somme et sur l’Aisne, ce dernier se montre satisfait du déroulement des opérations319. Le commandant du

316 Bernard Destremau, Op. cit., p. 462.

317 SHD, 27N 3, Ordre général du général Weygand, n°1371 3/FT, 5 juin 1940. 318 SHD, 27N 50, Instruction générale du général Weygand, n°6533 1/FT, 5 juin 1940. 319 Weygand, Op. cit., pp. 171 et 170.

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groupe d’armées n°3 (GA 3) répercutait certainement là les impressions du général Frère, commandant la VIIe armée, qu’il lui avait dit par téléphone320 :

Chez moi, tout le monde tient. On est encerclé, mais ont tient. Un groupe du 304e d’artillerie

vient de contre-attaquer et de faire 150 prisonniers. J’ai la conviction absolue que l’armée française est en train de se sauver.

Le 6 juin 1940, Weygand adresse un nouvel ordre général aux troupes, qui montre sa satisfaction quant au système défensif contre les chars, et exige qu’il soit perfectionné, notamment en le rendant aussi offensif que possible. Comme pour la plus grande partie de ses ordres et instructions, il demande également que chacun donne toute son énergie. Sur le front, l’usure commence dès à présent à se faire sentir, alors que nous ne sommes qu’au deuxième jour de l’offensive. Les troupes, déjà très éprouvées par les précédents combats et par la retraite que certaines d’entre elles ont dû effectuer, ne peuvent pas être relevées. Le ravitaillement va se faire de plus en plus erratique. Lors de la conférence quotidienne de 11 heures avec Reynaud, le général Spears apporte un télégramme de Churchill qui infirme l’optimisme dont a fait preuve le général Vuillemin la veille. A 18 heures, Weygand autorise le général Besson à se retirer plus au sud, sur une ligne Bresle-Arve-Aisne321. Néanmoins,

les armées françaises restent encore soudées entre elles et l’ennemi n’a pas constitué de grosses brèches. De plus, vers 15 heures, il reçoit la visite du vice-air Marshall Baratt (commandant l’aviation anglaise en France) et du général sir Pownall (chef d’état-major de lord Gort), qui lui apportent des nouvelles plutôt bonnes. Le premier indique que toute l’aviation de bombardement britannique, tant celle basée en France que celle basée en Angleterre, agira au profit des troupes françaises. Le second lui affirme qu’une division britannique débarquera en France entre le 7 et le 18 juin322.

Weygand pouvait constater que l’armée française tenait bien sous les coups de boutoir de la Wehrmacht, les rapports du deuxième bureau du GQG en faisant foi. Les généraux commandants sur le terrain abondaient dans ce sens, eux qui avaient tenu des propos plus pessimistes – voire défaitistes pour les généraux Prételat, commandant du GA 2, et Huntziger, commandant de la IIe armée, puis du GA 4 –, avant le début de juin 1940. De plus, l’allié britannique semblait vouloir encore apporter son aide dans la bataille de

320 Aubert Frère (général), Souvenirs de la VIIe armée, mai-juin 1940, tome I, Vincennes, SHD, 1980, p. 71.

Cité in Jean-Louis Crémieux-Brilhac, Op. cit., tome II, p. 646.

321 Jacques Vernet (colonel), « La bataille de la Somme », in Christine Levisse-Touzé (dir.), Op. cit., p. 205. 322 Weygand, Op. cit., p. 173.

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France. On peut donc raisonnablement penser que l’optimisme du généralissime français n’était pas que de circonstance. Le fait que le 5 juin il informa la troupe que des insignes seront distribués pour la destruction d’un certain nombre d’avions ou de chars, et qu’il commanda le 6 juin à l’intendance aux Armées, 5 000 insignes chars et 1 000 insignes avions323, peut en témoigner. Bien que le deuxième bureau n’avait pas pu évaluer avec précision le nombre de chars ennemis détruits, Weygand savait tout de même pertinemment que l’armée française n’en avait pas détruit, à cette date, 5 000. De même, l’armée de terre – l’insigne était réservé aux troupes terrestres – n’avait pas abattu 1 000 « avions volant bas » aux 5 et 6 juin. Ainsi, une commande basée sur de tels chiffres donne une preuve que le général Weygand estimait que la défense française pouvait tenir. Sinon, quel serait l’intérêt d’avoir un surplus de médailles dans les magasins de l’intendance aux Armées ?

Le lendemain, la partie se complique sérieusement. Weygand ne dispose pas de réserves pour contre-attaquer les poches que l’ennemi a créées en divers points du front les 5 et 6 juin. Ce qui conduit nombre de « hérissons », ces points d’appui qu’il a préconisés comme tactique face à l’armée allemande, à n’être que des centres de résistance, certes héroïques, mais statiques. Le 7 juin, le front est rompu par le 15e Panzerkorp de Hoth, à Forges-les-Eaux, sur la Basse-Somme, ce qui menace de couper la Xe armée du général René Altmayer en deux. Le général Keller lui adresse un état des disponibilités en chars au 6 juin au soir : l’armée française dispose de 1 075 chars – plus 345 FT – en état de combattre ou en réparation, plus 194 en situation indéterminés324. Ce qui veut dire qu’en deux jours de combats, elle a perdu environ 200 chars modernes et qu’il ne lui en reste plus qu’entre 800 et 900. De ce fait, Weygand sait qu’il ne peut plus constituer de masses de manœuvre cuirassées qui lui permettraient de lancer des contre-offensives et de soutenir les divisions d’infanterie.

Cependant, la VIe armée résiste sur l’Aisne, et globalement, à l’est et au sud d’Amiens, le front tient encore bon. Weygand indique à Paul Baudouin, sous-secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, que « dans une semaine, la bête aura ses pattes brisées ou elle aura passé. J’espère encore qu’elle ne passera pas. »325 A-t-il tenu de tels propos pour

rassurer l’ancien directeur général de la Banque d’Indochine ? Quand on connait la proximité

323 SHD, 27N 50, Instruction générale du général Weygand, n°6533 1/FT, 5 juin 1940 et Instruction du général

Weygand à M. l’intendant général, n°6556 1/FT, 6 juin 1940.

324 SHD, 27N 105, État des disponibilités en chars au 6 juin au soir, n°3451 1.Chars.S, 7 juin 1940. 325 Paul Baudouin, Op. cit., p. 131.

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qu’il y a eu entre ces deux personnages, tant idéologique que sur la situation militaire, on peut en douter.

Ce seront les trois journées suivantes qui seront décisives.

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