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La profondeur comme adaptation à la guerre de mouvement

Un moderne parmi les anciens ? La tactique de Weygand

2.2 L’apport de Weygand : fixation et novation dans la tactique défensive française

2.2.1 La profondeur comme adaptation à la guerre de mouvement

Du 24 mai 1940, date de sa première note à caractère tactique, au 5 juin 1940, le général Weygand rédigea plusieurs documents qui, en se complétant, visèrent à ce que l’armée française puisse se défendre contre la Wehrmacht de façon appropriée. Trois principes étaient à la base de cette organisation défensive voulue par le nouveau commandant en chef : un quadrillage poussé du terrain, la maîtrise des voies de communications et une relative décentralisation du commandement.

• Constituer un damier de centres de résistance

L’organisation en points d’appui ne devait plus être réservée aux avant-postes, mais devenir la base du système défensif. Elle permettrait de dissocier les attaques adverses, et ainsi de pouvoir combattre les unités allemandes unes par unes au lieu de devoir faire face à des masses puissantes et compactes. De plus, ces points d’appui serviraient à reconstituer plus rapidement une position où l’ennemi aurait fait une brèche, constituant des sortes de têtes de pont facilitant les contre-attaques.

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Une telle organisation devait être étendue à toute position, mais maintenant également sur toute la position. De fait, Weygand prescrivit non seulement aux commandants de grande unité d’adopter un tel dispositif en damier dans l’ensemble des zones placées sous leur autorité, mais indiqua que cela concernait également tous les arrières de la ligne principale de résistance, même les organes de commandement et les services125. Les régions militaires faisant partie de la zone des armées devaient se préparer à arrêter toute infiltration de détachements motorisés sur leur territoire, et pour se faire constituer sur certains itinéraires des centres de résistance126. Ainsi, pour Weygand, le premier impératif était que le champ de bataille dans toute sa

profondeur fût quadrillé de points d’appui cerclés et fermés. De plus, on peut supposer que le

fait qu’il indiqua qu’il ne fallait pas avoir peur de donner au dispositif une profondeur « même exagérée »127, montre que le généralissime savait qu’il avait également à lutter contre le profond

ancrage de la notion de ligne dans l’esprit des officiers français. Il insistait ainsi sur le fait qu’il voulait que le système défensif tactique ne soit plus linéaire, mais formé en une sorte de quinconce. Les troupes et les matériels étaient toujours dispersés dans un tel dispositif, mais, à l’inverse de celui en ligne tel que préconisé par la doctrine, ils se trouvaient concentrés en plusieurs points du champ de bataille – ce nouvel agencement défensif était donc destiné, en partie, à ce que l’armée française renoue avec le principe de puissance. Si bien que, d’une part, il ne suffirait plus aux Allemands de vaincre à un endroit du champ de bataille pour faire reculer les Français, et, d’autre part, ceux-ci pourraient maintenant avoir à chaque fois une bonne puissance de feu pour contrer ceux-là.

Définissant le système défensif à l’échelle des grandes unités, Weygand n’oublia pas de décrire comment les troupes devaient s’organiser au niveau local. Il définit donc comment devait se constituer un point d’appui, responsabilité de tout commandant de petite unité128. Son

implantation devait d’abord se faire selon des considérations stratégiques (nœud de communications important, présence de sites à protéger, etc.), puis en fonction de la nature du terrain, en privilégiant autant que faire se peut les obstacles, naturels ou artificiels, que présentait celui-ci. Ces prescriptions quant à l’usage du terrain n’étaient évidemment pas nouvelles, l’IGU de 1936 et les différentes directives postérieures à elle y ayant déjà fait référence. Mais, comme elles impliquaient un compartimentage du champ de bataille, où

125 SHD, 27N 3, Note du général Weygand sur la conduite à tenir contre les unités blindées appuyées par l’aviation,

n°1142 3/FT, 24 mai 1940 et Ordre général d’opérations du général Weygand, n°1184 3/FT, 26 mai 1940.

126 SHD, 27N 80, Note du général Weygand pour le général Héring et les généraux commandants les régions de

la zone des armées, n°1251 3/FT, 29 mai 1940.

127 SHD, 27N 3, Note du général Weygand sur la conduite à tenir contre les unités blindées appuyées par l’aviation,

n°1142 3/FT, 24 mai 1940.

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seulement certaines zones seraient occupées, on peut penser qu’elles étaient également un moyen d’insister sur la nécessité de concentrer les effectifs en certains points. Rappeler ces considérations quant à l’implantation des unités s’inscrivait donc certainement dans la volonté de Weygand de ne plus avoir de défense étirée à l’image d’un cordon de douanier. Une fois l’emplacement choisi, le point d’appui devait être organisé de telle sorte qu’il se transforme en un « hérisson ». Pour se faire, des travaux permettraient d’avoir une solide défense passive : barrer les voies d’accès, se retrancher et s’enterrer, truffer la zone de mines. Du côté de la défense active, le premier rôle serait assuré par les canons antichars et les armes automatiques. En outre, le commandant en chef ordonnait que l’artillerie classique, notamment les pièces de 75, fussent directement englobées dans le centre de résistance, pour non seulement battre les approches le plus loin possible, mais également engager la lutte avec les blindés allemands. Enfin, Weygand insistait pour que les officiers organisent un système de guet et d’alerte rigoureux, pour éviter que les surprises qu’avaient connues les unités françaises lors des premiers combats ne se répétassent.

• La primauté de la direction sur la ligne

La volonté de voir l’armée française adopter un déploiement défensif en profondeur impliquait de ne plus ériger la notion de ligne en dogme. Pour se faire, Weygand appela ses subordonnés à raisonner en termes de direction et non de front, et ce sur deux plans.

Au niveau de la façon même de penser les opérations militaires, la ligne ne devait plus être un but en soi. Dans ses Mémoires, Weygand avance que, lors de la Première guerre mondiale, « la « ligne » paraissait triompher de la « direction » », ce dernier terme signifiant sous sa plume la mission assignée aux unités129. Autrement dit, l’établissement d’un front avait

fini par devenir l’unique obsession des officiers français, et force est de constater que, aussi bien dans la doctrine de l’entre-deux-guerres qu’à l’occasion des premiers combats de mai 1940, il en avait été ainsi. À l’inverse, le nouveau généralissime, en ordonnant aux unités qui perdraient leurs liaisons sur leurs ailes de se mettre « en hérisson », pour « constituer un môle de résistance »130 permettant d’attendre et de faciliter la contre-attaque, signifiait qu’il ne devait plus y avoir de replis ayant pour seul objectif de rétablir un dispositif linéaire. La constitution

129 Weygand, Op. cit., p. 143.

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d’un front devait redevenir ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : un moyen, un intermédiaire tactique, et non un but.

Cette vision de l’art de guerre qu’adoptait Weygand avait deux implications. Tout d’abord, nous venons de le voir, la retraite ne devait pas se justifier par l’unique souci du parfait alignement du dispositif. Ensuite, de manière très classique, le commandant en chef voulait que la défense qu’il préconisait fût complétée par des contre-attaques, qu’il divisait, tout aussi classiquement, en deux types : à l’échelle locale, il s’agirait de nettoyer le terrain, tandis qu’à partir de l’échelon de la division, de grandes unités mécaniques entreraient en jeu pour donner plus de puissance et d’ampleur à la manœuvre131. Cependant, les actions contre-offensives

seraient conduites selon des modalités différentes de celles qui avaient prévalu jusqu’alors : elles seraient immédiates et pourraient avoir d’autre but que le maintien de l’intégrité du front. Avant la prise de fonction de Weygand, l’un des principes réglementaires de l’armée française restait de consolider une position en établissant et en renforçant des barrages en arrière avant de lancer une contre-attaque depuis celle-ci – la formule « colmater puis contre-attaquer » le résumait à la perfection. Or, l’apparition des divisions blindées et motorisées, alliant puissance de feu et vitesse, donnait au facteur temps une importance considérable, si bien qu’attendre de colmater avant de passer à la contre-attaque devenait archaïque. Certes, Weygand n’évoqua nulle part le caractère immédiat des contre-attaques. Néanmoins, à l’inverse des généraux Georges et Gamelin, il ne parla jamais de la première phase – le colmatage – dans ce domaine. Cette absence invite à penser que Weygand avait plus ou moins saisi la contradiction inhérente à l’âge du moteur de l’ordre de « colmater puis contre-attaquer », et qu’ainsi, pour lui, toute contre-attaque devait être immédiate. En termes d’objectifs, une action contre-offensive n’avait pas à se limiter à rendre coup pour coup mais consistait intrinsèquement à frapper plus fort que l’on était frappé132. Autrement dit, il fallait que la contre-attaque serve à prendre l’avantage sur

l’adversaire et non seulement à rétablir la linéarité de la ligne de bataille. Pour nous résumer, il semble que Weygand a cherché – implicitement – à dégager la contre-attaque de la notion de ligne, que ce soit en amont (préparation et déclenchement) ou en aval (but) de celle-ci.

La notion ligne perdait également son statut au profit de la direction comme objectif, sur le plan de l’occupation et de la conquête du terrain. Weygand souhaitait que ses généraux

131 A la veille de la bataille de France, la diminution sensible des moyens dont disposaient Weygand par rapport

au début de son commandement, l’obligea à adapter les niveaux d’action – seul le commandant en chef pourrait déclencher de vastes contre-offensives à base d’unités mécaniques – et les objectifs – en principe, les contre- attaques ne pourraient avoir comme objectif que le maintien de l’intégrité du front.

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lui substituassent la notion de maîtrise des voies de communications133, les invitant à penser en termes de nœuds. Assez curieusement dans ses Mémoires, il n’évoque pas ce sens géographique du terme « direction », alors qu’il vient compléter le premier sens, celui de mission : la direction – au niveau tactique – donnée aux unités était les directions pourrait-on dire si l’on veut être verbeux. Par conséquent, les dispositifs défensifs ne devaient plus uniquement être installés derrière des coupures, mais engloberaient directement les localités, les carrefours stratégiques, etc. En arrière de ces positions, les axes de circulations et les pénétrantes seraient barrés pour arrêter toute exploitation de percée. Demander à ce que les commandants d’unités se saisissent et défendent avant tout les voies de communications, c'était viser les divisions de panzers au défaut de la cuirasse, car cela revenait à ordonner d’être fort là où leur manœuvre pouvait se développer le plus favorablement. Weygand avait compris que dans une guerre de mouvement, les moyens de faire jouer à plein la machine de guerre comptaient tout autant que celle-ci en elle-même.

Ces deux changements – le premier très général, le second plus en rapport avec le terrain – en faveur de la notion de direction s’inscrivent donc bien dans un système de défense en profondeur, puisqu’ils commandent aux généraux de ne pas limiter le champ de bataille et ses possibles évolutions à la seule ligne de contact avec l’ennemi.

• La (légère) décentralisation du commandement

Une tentative d’adaptation à la guerre de mouvement passait également par une révision des procédés de commandement vers une moindre centralisation de ce dernier, pour avoir un outil plus souple et plus réactif. Dans la guerre de position, le commandement des unités se fait plus gestion que conduite à proprement parler, car celles-ci sont au coude à coude et avancent ou reculent en ligne. Or, dans la guerre que menaient les Allemands la dislocation des dispositifs était devenue relativement fréquente, laissant des troupes seules aux prises avec l’ennemi. Il fallait donc que les officiers sachent commander dans ces cas-là, c’est-à-dire apprennent à conduire avec peu de liaisons des petites unités.

Mais, avant d’aborder la question de l’organisation du commandement en tant que telle, il faut signaler que la façon même de penser l’acte de commandement au sein de l’armée française entraînait de fortes rigidités. Dans le cadre de la tactique de la bataille conduite, les officiers français étaient habitués à produire et à recevoir des ordres qui décrivaient en détail ce que

133 SHD, 27N 3, Note du général Weygand sur la conduite à tenir contre les unités blindées appuyées par l’aviation,

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devait exécuter chaque unité concernée par la manœuvre. Cette lourdeur bureaucratique apparaît comme incompatible avec une guerre de mouvement fondée sur l’utilisation de divisions motorisées. Weygand, quant à lui, défend qu’il a toujours mis en exergue la notion de mission plutôt que celle de front devant les officiers dont l’instruction lui avait incombé134.

Certes, en restant très général cela ne touche pas à la rédaction des ordres en eux-mêmes, et ne prouve pas explicitement qu’il prenait position pour une conduite par objectifs. Mais le fait qu’il insiste sur la cardinalité de la notion d’objectif, de mission tend à montrer qu’il considérait comme plus important ce qui devait être atteint – la direction – plus que comment cela devait l’être – le front (qui d’ailleurs, on l’a compris, n’était plus qu’un moyen parmi d’autres pour vaincre). Par conséquent, en l’absence de précisions matérielles, si nous ne pouvons pas conclure que Weygand a préconisé une conduite par objectifs, il n’en demeure pas moins que le commandant en chef inclinait théoriquement en ce sens.

Dans les faits, le système de points d’appui en damier vu plus haut nécessitait de désigner des officiers comme chefs de ces secteurs et donc de décentraliser le commandement à l’échelle locale. En fragmentant les dispositifs, un tel système donnait ipso facto plus d’autonomie aux cadres subalternes. Lorsqu’il ordonnait aux chefs de points d’appui de donner eux-mêmes une « consigne »135, c’est-à-dire un ensemble d’ordres réglant l’organisation et l’action, à l’intérieur des zones placées sous leur responsabilité, Weygand prenait en compte cette obligation de décentralisation, puisqu’il encourageait ces officiers à ne pas attendre de la hiérarchie qu’elle règle précisément la conduite de leurs unités. L’insistance avec laquelle le généralissime revenait sur le rôle des chefs – organiser, s’assurer de l’exécution des instructions tactiques, encourager et visiter ses subordonnés – s’inscrivait, pour partie, également dans cette compréhension de la nécessaire décentralisation du commandement. Pour que celle-ci fût assurée en pratique, il fallait rappeler aux cadres qu’ils n’étaient pas que des maillons de transmissions des ordres, mais qu’il incombait avant tout à eux de prendre des décisions. Remettre en lumière le rôle des chefs revenait donc aussi à réaffirmer leur devoir d’initiative, notion conditionnant toute décentralisation du commandement.

La nouvelle doctrine d’emploi de l’artillerie, approuvée par Weygand, allait également en faveur de cette décentralisation. La troisième arme, en particulier les canons de 75, ayant prouvé qu’elle était un bon moyen antichar lorsque le tir était au but, le commandant en chef ordonna qu’elle fût englobée dans les points d’appui. Cela impliquait un double changement dans la conduite tactique de l’artillerie. Tout d’abord, dans la répartition sur le terrain, une partie

134 Weygand, Op. cit., p. 143.

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de celle-ci serait amenée à combattre aux côtés de l’infanterie, donc au plus près de la ligne de bataille. C’était donc une redistribution globale des canons qui était demandée. Ensuite, en termes de missions, au pilonnage du dispositif ennemi – pour anéantir les défenses ou arrêter une attaque – s’ajoutait maintenant le tir de destruction unitaire contre engins blindés ou motorisés. Le commandement devait veiller à garder un certain nombre de pièces dont le tir resterait centralisé pour pouvoir assurer la première mission, tandis que la seconde revenait aux unités réparties au sein des points d’appui. Cette nouvelle organisation était bien consubstantielle à une décentralisation du commandement de l’artillerie car les chefs de batteries antichars ne dépendaient plus, pour leur emploi, de leur hiérarchie au sein de cette arme, mais de l’officier désigné à l’intérieur d’une unité comme responsable de la défense antichars136, quelle que fût son arme d’origine.

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