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Conserver l’Armée, conserver la Nation

Assurer la survie d’une certaine France

5.3 Au niveau national, défendre certains choix idéologiques

5.3.1 Conserver l’Armée, conserver la Nation

410 SHD, 27N 11, Conversation téléphonique entre le général Huntziger et le général Weygand, 21 juin 1940.

Le général Huntziger était alors le chef de la délégation française à Rethondes. Le terme souligné dans le texte n’est pas de notre fait.

411 Emmanuel Berl, Op. cit., p. 132. Il le dit à Dakar, le 29 octobre 1940 : « [Dès 1918, la Grande-Bretagne]

voulait éviter que la France eût une influence trop grande en Europe […] et ne voulait pas diminuer l’Allemagne. » Cité in Robert O. Paxton, L’Armée de Vichy, Op. cit., pp. 147-148.

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• Un souci de l’ordre public, qu’il partage avec les responsables politiques

Dès sa prise de fonction, Weygand va rappeler à ses subordonnés la nécessité de la discipline au sein de la troupe, mais également rassurer les populations pour éviter tout débordement. Aux premiers, il leur demande par exemple d’appliquer dans toute leur rigueur les sanctions à l’égard des soldats et officiers convaincus de « propagande révolutionnaire »412. Pour maintenir le calme dans l’opinion publique, il va efficacement

lutter contre la psychose née des parachutistes allemands, appelant les autorités militaires ou civils qui seraient informées de l’apparition de ceux-ci dans les airs de ne pas « agir inconsidérément » et de diffuser à l’intention des populations des informations claires et rasurantes413. Outre ces mesures, somme toute de bon sens, la préoccupation majeure de Weygand et des généraux commandant les armées françaises en ce qui concerne le maintien de l’ordre public, fut le problème de l’exode. Le flot des réfugiés ne cessa de croître en fonction de l’avancée de la Wehrmacht, pour atteindre, sept à huit millions de personnes au 25 juin 1940. Weygand n’aura eu de cesse d’exiger, auprès des commandants des régions militaires et en diffusant des directives à la radio, que les personnes fuyant l’avancée allemande n’empruntent pas les principaux itinéraires, pour les laisser à l’usage des armées et pour éviter le mélange entre troupes et civils. Cette cohue non seulement gênait les opérations militaires, mais risquait de faire le lit à des débordements incontrôlables, d’autant plus si elle se mêlait aux soldats qui se repliaient. Par rapport aux réfugiés, il aura toujours cette double préoccupation, militaire et d’ordre public. De fait, à l’appui de son plaidoyer en faveur de l’armistice en date du 12 juin 1940 figure en bonne place le souci d’éviter les troubles à l’ordre public, qui ne seraient tarder à venir si on ne mettait pas fin tout de suite aux hostilités.

Cependant, le généralissime français n’a pas été le seul à se préoccuper d’ordre intérieur en mai et en juin 1940. Georges Mandel, qui présentait lui-même le général Weygand comme un homme avant tout obsédé par l’ordre social, s’inquiéta également des possibles tentatives de certains groupes à l’encontre de l’Etat. Il fit surveiller tout autant les communistes que les groupuscules d’extrême-droite et les politiciens défaitistes. A l’instar de Reynaud ou de Daladier, sa principale inquiétude résidait dans le contrôle de Paris si la ville venait à être évacuée. Ainsi, et contrairement à ce qui a pu être affirmé, c’est lui, en tant que ministre de

412 SHD, 27N 13, Note du général Weygand pour les généraux commandant de groupe d’armées, d’armée et

de région militaire, 7 juin 1940.

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l’Intérieur, qui demande à Weygand et au général Héring, gouverneur militaire de la capitale, de renforcer les troupes qui y étaient affectées au maintien de l’ordre414. Reynaud, quant à lui, ordonna, le 1er juin 1940, aux commandants de région militaire de veiller à « rétablir la correction et les marques de la « vie militaire » » dans les formations territoriales, par respect pour les troupes de l’avant et pour ne pas faire mauvaise impression auprès de l’opinion publique415.

• Des hommes d’ordre

Bien que le commandant en chef ne fût pas le seul à se préoccuper de la sûreté de l’Etat et du maintien de l’ordre public, ces deux inquiétudes avaient une place particulière chez lui. On peut vérifier cela dans ses déclarations, puisqu’il n’hésita pas à affirmer à Paul Baudouin que, si le gouvernement voulait éviter des troubles révolutionnaires, il fallait qu’il demeure à Paris416. Ce tropisme culmina lorsqu’il se fit l’écho, en plein Conseil des ministres du 13 juin 1940 – moment critique s’il en était, de la rumeur selon laquelle Maurice Thorez s’installait à l’Elysée. Bien que la bonne foi de Weygand fut prouvée par la suite, le fait qu’il n’est pas allé vérifier l’information avant d’en faire part au gouvernement montre à quel point il était prédisposer à croire à un coup de force communiste à la faveur de la défaite. D’ailleurs, même après la guerre, il semble qu’il continua à croire qu’une situation révolutionnaire couvait à Paris, écrivant que Mandel avait eu raison de demander des renforts pour maintenir l’ordre dans la capitale417.

Cette vision des choses nécessitait à la fois un état d’esprit porté à tout faire pour sauvegarder l’Etat, et une croyance en la réalité d’une menace communiste en France.

Il existe un « conservatisme militaire » qui est « purement formel »418, puisque de par

leurs fonctions, les militaires ont le devoir de défendre les attributs centraux de la souveraineté de l’Etat. Il était donc parfaitement normal que les généraux se préoccupassent du maintien de l’ordre intérieur, surtout à une époque où les forces de polices n’étaient pas

414 Jean-Louis Crémieux-Brilhac, Op. cit., tome I, p. 565

415 SHD, 5N 580, Lettre de Paul Reynaud aux généraux commandant les régions militaires, 1er juin 1940. 416 Paul Baudouin, Op. cit., p. 89.

417 Weygand, Op. cit., p. 164.

418 Bernard Boëne, « La spécificité militaire conduit-elle à l’apolitisme ? », in Olivier Forcade, Eric Duhamel,

Philippe Vial (dir.), Militaires en République (1870-1962). Les officiers, le pouvoir et la vie publique en

France, Paris, Publications de la Sorbonne, 1999, p. 478. Ce qui suit doit beaucoup au travail de Bernard

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aussi étoffées qu’aujourd’hui. Cependant, à ce conservatisme professionnel peut s’ajouter un « conservatisme substantiel »419, c’est-à-dire politico-idéologique. Ce qui fut le cas pour de nombreux officiers généraux français comme Weygand, pendant l’entre-deux guerres. Les commandants de l’armée française de 1940 avaient été profondément marqués par la Commune – même si tous ne l’avaient pas directement vécue, et savaient ainsi ce qui coûtait de laisser le peuple sans cadre politico-militaire. De plus, si l’apolitisme était revendiqué dans l’armée, il est avéré que nombre des officiers de l’Etat-major étaient proches idéologiquement de Charles Maurras420. Weygand, quant à lui, était notoirement catholique pratiquant et réactionnaire. La société avait à être divisée en classe sociale, selon un modèle hiérarchique, le tout réglé dans un ordre immuable. La phrase du général Gamelin, « je hais les mouvements qui déplace les lignes », aurait très bien pu lui servir de devise quant à sa vision de la société. Partant de là, il considérait que le pacte que la République avait passé avec l’armée se résumait de la façon suivante : l’armée resterait neutre et soutiendrait l’Etat républicain, à condition que l’ordre social soit maintenu.

D’un autre côté, le haut-commandement de l’armée croyait en une menace communiste interne à la France. Déjà en 1917, les généraux français avaient attribué les mutineries et l’échec stratégique qui s’en était suivi, à l’œuvre d’agents révolutionnaires bolcheviks en collusion avec l’Allemagne. Weygand lui-même fut confronté directement aux Soviétiques, en tant que chef d’état-major de Pidulski, lors de la guerre russo-polonaise. Qui plus est, le parti communiste français n’avait eu de cesse de mener des campagnes antimilitaristes durant les années 1920 et 1930. Si bien que, comme l’indique Georges Vidal, les responsables militaires français étaient persuadés que la révolution pouvait advenir à la faveur d’une défaite militaire, surtout contre l’Allemagne421.

• L’Armée comme dernier rempart pour la France

La préoccupation de l’ordre intérieur n’était pas première chez Weygand, mais elle était bien latente. Dès le 25 mai 1940, soit cinq jours après sa prise de commandement, il fit le lien entre continuer la guerre à outrance, conserver une armée et préserver l’ordre public. Pour lui, continuer à se battre même si l’on ne pourrait plus arrêter l’avance ennemie

419 Ibid, p. 483. Ce n’est pas nous qui soulignons. 420 Jean-Louis Crémieux-Brilhac, Op. cit., tome I, p. 606.

421 Georges Vidal, « Le Haut commandement et la crainte de « l’ennemi intérieur en juin 1940 », in Christine

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entraînerait fatalement la « destruction totales des forces françaises ». Or, « il [fallait] […] conserver les moyens de tenir le pays en ordre », car « quels troubles ne se produiraient pas si les dernières forces organisées c’est-à-dire l’armée, venaient à être détruites ? »422. Très

clairement, Weygand avance que l’armée était le dernier rempart face à la désintégration de l’Etat, et, par conséquent, à la déliquescence de la France. C’est pourquoi, jugeant qu’après que la ligne Somme-Aisne fut percée il ne pouvait plus rien faire militairement, si ce n’était battre en retraite, l’un de ses arguments principaux à la demande d’armistice fut la crainte des troubles. Continuer à se battre n’était pas seulement dérisoire militairement pour Weygand, c’était aussi un suicide social dont la France ne se relèverait pas. Pétain, lorsqu’il s’offusqua de la proposition de Churchill de mener une guérilla en France423, exprima mieux

que quiconque ce refus de la plupart des officiers français de plonger dans un inconnu qu’ils ne pensaient ne pouvoir être que le chaos. Mettre fin aux hostilités étaient le moyen de garantir le maintien d’une hiérarchie civile et militaire, garantissant la permanence de l’Etat, et ainsi de l’ordre social. Le caractère immédiat que réclamait Weygand pour l’armistice tenait bien au fait que la rapide avancée des Allemands allait à terme détruire totalement l’armée française, qui ne pourrait alors plus maintenir l’ordre. Un facteur interne renforçait son opinion sur ce point : la question de l’obéissance des troupes. En effet, Pétain, fort de son expérience de l’année 1917, craignit que continuer une lutte désespérée entraînât des mutineries424. L’armistice devait donc intervenir rapidement.

Pour conclure, si Weygand ne fut pas aussi obsédé par le maintien de l’ordre en France qu’on a bien voulu le dire, il n’en reste pas moins qu’il délaissa progressivement, à partir des 7 et 8 juin, son képi de généralissime au profit d’une casquette de police. Il en sera également ainsi après l’armistice, comme en atteste le « véritable gouvernement régional par les généraux »425 qu’il imposa début juillet avec le général Colson, dont la finalité première était de tenir le front intérieur.

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