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Trois journées pour basculer (8, 9 et 10 juin)

La progressive réduction du champ des possibles à l’unique solution de l’armistice

4.3 La nécessité de l’armistice (8/10 juin – 24 juin)

4.3.1 Trois journées pour basculer (8, 9 et 10 juin)

• Déroulement des opérations

Le 8 juin, le front est rompu en de nombreux points. Les Allemands poursuivent leur exploitation en direction de Rouen et de Beauvais, tandis qu’une partie de la Xe armée est acculée à la mer et que l’autre est menacée sur ses deux flancs. Au soir, la bataille de la Somme est perdue. Le 9 juin, l’ennemi attaque sur l’Aisne, alors qu’à l’ouest, l’effondrement du front est définitivement consommé. Le haut-commandement français ordonne aux unités de cette zone de se replier plus au sud. Weygand n’a aucunes réserves à faire jouer, si bien qu’il ne peut ni relever les unités éprouvées pour espérer tenir, ni envisager une retraite tactique ordonnée. Le 10 juin, le front de l’Aisne se fissure déjà. Il tiendra pourtant jusqu’au 12 juin. Dans la nuit du 10 au 11 juin, Weygand ordonne le repli sur le front Rethel- Montmédy.

Du 8 au 10 juin, les armées françaises ont dû passer de la défense de la ligne Somme- Aisne à celle de la ligne Basse-Seine-Marne, dernière position véritablement prévue et préparée par le haut commandement français.

• Point de vue de Weygand

La deuxième rencontre, après celle du 1er juin, entre le général Weygand et le général de

Gaulle nous éclaire utilement sur l’état d’esprit du généralissime alors que les Allemands franchissent la Somme. Charles de Gaulle, nouvellement nommé sous-secrétaire d’Etat à la

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défense nationale, se rendit le 8 juin au quartier général de Weygand, à Montry. La conversation s’engage sur la situation militaire, qui s’aggrave d’heure en heure326 :

« Vous le voyez, me dit le Commandant en chef, je ne m’étais pas trompé quand je vous ai, il y a quelques jours, annoncé que les Allemands attaqueraient sur la Somme le 6 juin. Ils attaquent en effet. En ce moment, ils passent la rivière. Je ne puis les empêcher. – Soit ! ils passent la Somme. Et après ? – Après ? C’est la Seine et la Marne. – Oui. Et après ? – Après ? Mais c’est fini ! – Comment ? Fini ? Et le monde ? Et l’Empire ? » Le général Weygand éclata d’un rire désespéré. « – L’Empire ? Mais c’est de l’enfantillage ! Quant au monde, lorsque j’aurai été battu ici, l’Angleterre n’attendra pas huit jours pour négocier avec le Reich. » Et le Commandant en chef ajouta en me regardant ds les yeux : « Ah ! si j’étais sûr que les Allemands me laisseraient les forces nécessaires pour maintenir l’ordre… ! »

Weygand déclare ici son impuissance à endiguer la percée allemande sur la Somme. A de Gaulle qui lui demande visiblement ce que le haut commandement a prévu pour la suite, il indique qu’après la ligne Basse-Seine-Marne, déjà évoquée par le généralissime lors du Comité de guerre du 25 mai 1940, rien n’a été préparé. Certes, les ordres seront de continuer la lutte, d’essayer de maintenir la liaison entre les différents tronçons de l’armée, mais ils ne seront plus remplis d’espoir en la victoire.

Pour Weygand, la rupture du front signifie bel et bien la défaite finale des armées françaises. Plusieurs indices le laissent transparaître. Il avait pour habitude, comme l’a relevé Bernard Destremau327, d’être assez optimiste quand il s’adressait à des généraux placés sous ses ordres. Ici, il ne donne pas de détails sur la défense de la ligne Basse-Seine-Marne qui puissent donner à penser à de Gaulle que la résistance sera possible sur ce nouveau front. Ensuite, il ne dit pas « si j’étais battu ici » mais « lorsque j’aurai été battu ici ». Certes, Weygand s’est élevé contre le ton « cornélien » que de Gaulle a employé pour relaté cet entretien328. Pourtant, au regard des déclarations antérieures et postérieures au 8 juin, de son comportement après le 12 juin, le texte du général de brigade à titre temporaire semble bien retranscrire l’esprit, sinon la lettre, des propos que Weygand a tenus ce jour-là, comme le note Jean Lacouture329. Ainsi, dans cet entretien avec de Gaulle, le généralissime français pose comme acquis la défaite militaire. Enfin, il considère la possibilité de poursuivre la

326 Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, tome I, L’Appel, Paris, Plon, 1954, pp. 44-45. 327 Bernard Destremau, Op. cit., pp. 451-452.

328 Weygand, En lisant les Mémoires de guerre du général de Gaulle, Paris, Flammarion, 1955, p. 51. 329 Jean Lacouture, De Gaulle, tome I, Le rebelle, Paris, Seuil, 1984, p. 328.

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guerre en dehors de la métropole et avec le concours des alliés de la France comme une chimère, un projet vide de sens. Pour lui, il ne pouvait y avoir qu’une seule bataille d’arrêt, et elle venait d’être perdue. Il l’avait clairement indiqué, à la fois à ce même de Gaulle et en Conseil des ministres. Le 1er juin, il avait dit au général de Gaulle330 que les Allemands attaqueraient dans cinq jours sur le nouveau front. Il poursuivit en arguant de la grande disproportion des effectifs, et en décrivant le concours de circonstances qu’il faudrait pour que les armées françaises résistent victorieusement : ralentissement des opérations du côté de l’ennemi, retour rapide des troupes rescapées du GA 1, aide massive des Britanniques. Outre le fait que l’on retrouve ici un des éléments redondant de l’argumentation du généralissime, consistant à bien faire comprendre à son interlocuteur que tout ne dépend pas de lui, ces propos montrent combien les chances de stabiliser la situation sont ténues – mais pas nulles toutefois – aux yeux de Weygand. Ce dernier conclue par un « Sinon ! … », signifiant par-là que, si tous ces éléments feront défaut, le sort en sera jeté. Le 5 juin, jour du déclenchement de la seconde offensive stratégique allemande, il avait été invité à participer au Conseil des ministres. Il y déclara que : « si la bataille qui s’engageait sur la Somme était perdue, le véritable courage serait de traiter avec l’ennemi »331. On ne serait être plus explicite quant aux dispositions d’esprit du commandant en chef français.

• Un espoir de pure forme ?

Nous avions déjà démontré que le champ des possibles s’était réduit à une unique alternative dans l’esprit de Weygand : résister sur la ligne Somme-Aisne ou cesser les hostilités. Le 8 juin, la bataille de la Somme étant perdue, l’entretien avec Charles de Gaulle ne fait que confirmer cette conclusion. Pourtant, le généralissime français continue à vouloir faire flèche de tout bois et à tenir des propos encourageants pour la troupe jusqu’au 12 juin.

Le 8 juin, l’armée allemande opérant contre celle du général Frère émet un message radiophonique en clair qui stipule que, ayant subi d’énormes pertes, elle n’a pas pu déboucher332. Ce même jour, Weygand demande à Reynaud d’accélérer la constitution de

nouvelles unités issues des effectifs récupérés sur le GA 1333. Cela permettra de relever les unités les plus éprouvées. Le 9 juin, il adresse un ordre du jour aux troupes, leur demandant

330 Charles de Gaulle, Op. cit., tome I, p. 40.

331 Jacques Vernet (colonel), « La bataille de la Somme, in Christine Levisse-Touzé (dir.), Op. cit., p. 206. 332 Weygand, Op. cit., p. 183.

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un suprême effort pour la sauvegarde de la patrie, car l’ennemi pourrait être à bout de souffle ; ce qu’il résume dans une formule paraphrasant Clemenceau : « Nous sommes au dernier quart d’heure ». Enfin, le 10 juin, dans une note à Paul Reynaud il écrit qu’il est « loin d’avoir perdu tout espoir d’arrêter l’ennemi », tandis que les « armées se battent et [que] leurs manœuvres sont encore coordonnées »334.

Ces quelques références donnent une vision d’un général commandant en chef qui pense qu’il y a encore une chance de l’emporter au finish. Néanmoins, la conversation qu’il a eu avec de Gaulle tend déjà à montrer le contraire. La clé d’interprétation de ces actes et propos, c’est Weygand lui-même qui nous la donne dans ses Mémoires. Lors de la conférence quotidienne avec le président du Conseil du 9 juin, il avance trois affirmations : la situation s’aggrave rapidement, la ligne de défense atteinte par les armées françaises est la dernière à pouvoir tenir, les troupes ont presque atteints leurs limites. Il peint à Reynaud le tableau d’une armée prête à s’évanouir – « les officiers comme hallucinés » – et ne lui donne aucune raison d’espérer. Concrètement, il signifie au chef du gouvernement français que, d’un point de vue militaire, la France ne peut plus rien opposer aux Allemands. Ainsi, lorsqu’il écrit « sentant le drame approcher de son dénouement, j’adressai aux troupes un suprême appel »335, on comprend que celui-ci était une invitation à effectuer un chant du cygne. Le général de Gaulle a parfaitement résumé cette attitude en retranscrivant sous sa plume des propos qu’ils tenaient d’officiers de divers états-majors : chacun s’acquittait mécaniquement de ses attributions, tout en sachant la partie définitivement perdue336.

C’est pourquoi, si nous avons défendu que les paroles optimistes ou d’espérance que Weygand a tenues oralement ou par écrit, dans ses rapports avec les responsables politiques ou avec ses subordonnés, étaient sincères jusqu’à début juin, après la rupture du front de la Somme le 8 juin, elles ne sont plus que des exhortations classiques qui ont un seul but : que l’armée ne se perde pas dans une retraite se transformant en débâcle.

• La note du 10 juin 1940337

334 SHD, 27N 3, Note du général Weygand pour le Reynaud, n°1501 3°B/FT, 10 juin 1940. 335 Weygand, Op. cit., p. 188 et p. 186.

336 Charles de Gaulle, Op. cit, tome I, p. 45.

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Weygand la remet à Reynaud alors que celui-ci est en train de conférer avec de Gaulle, au ministère de la Guerre. Par elle, il informe Reynaud que le front est rompu en plusieurs endroits, ce qui a obligé l’armée française à se replier sur la ligne Basse-Seine-Marne, « dernière ligne sur laquelle [elle peut] espérer une résistance efficace ». En somme, il réitère au président du Conseil ses propos de la veille, lors de la conférence quotidienne, selon un schéma similaire à ce qui s’est passé pour la note du 29 mai 1940 (elle se voulait un redoublement de ses interventions lors du Comité de guerre du 25 mai). Ne voulait-il pas, par ce procéder, s’assurer que Reynaud sache de quoi il retourne et se prémunir ainsi de toute accusation d’avoir voilé la réalité de la situation ou ses dispositions d’esprit ? En ce sens, Weygand fait tout pour que Paul Reynaud voie la cohérence de son action. Il considère certainement que, comme le chef du gouvernement ne l’a pas désavoué explicitement ou du moins ne lui a pas donné d’ordres clairs et précis autres que celui qu’il s’est fixé – tenir sur la ligne Somme-Aisne, il faut maintenant tirer les conséquences de la rupture de ce front. Si nous développerons ce débat dans le 3ème chapitre, disons d’ores et déjà que Weygand n’a

pas été tout à fait étranger à un tel raisonnement. Un peu plus loin, il enfonce le clou en indiquant que la « rupture définitive de nos lignes de défense peut survenir d’un moment à

un autre » [c’est nous qui soulignons]. Ainsi, le chef des armées françaises ne cache pas

qu’il n’y a plus de chance de voir la situation se retourner, ou simplement se stabiliser. En cela, la touche d’espérance qu’il insère dans sa note ne serait être autre chose qu’un propos de circonstance. Le membre de phrase « je suis loin d’avoir perdu tout espoir d’arrêter l’ennemi » se situe entre l’exposé de la rupture du front et la précision que l’enfoncement de la nouvelle ligne de résistance est peut être une question d’heures. Il ne dit pas cela en fin de note, ce qui serait vraisemblablement sa place s’il voulait véritablement donner espoir au président du Conseil. Ici, sa volonté est clairement de signifier que l’armée française ne peut plus rien pour empêcher l’invasion complète du sol national. Ce dernier point est mis en lumière quand on s’attarde sur son entrée en matière, qui est là pour cadrer le reste de la note à Reynaud. Il commence par rappeler les termes de la note du 29 mai – qui indiquait au gouvernement les « conditions dans lesquelles allait s’engager la bataille attendue » – qui peuvent se résumer en deux faits : une forte disproportion de forces entre les deux armées et une absence de solution si le front venait à se rompre. Or, juste après ce rappel, il écrit que le front est maintenant enfoncé. Par-là, Weygand poursuit deux objectifs. Le premier est qu’il veut montrer qu’il a fait tout son possible. Le second, plus important pour la suite, est de faire comprendre au chef du gouvernement qu’il serait temps de demander l’armistice, avant que l’ennemi ne perce sur l’Aisne. Car « si une pareille éventualité se produirait, nos

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armées continueraient à se battre […] [m]ais leur dislocation ne serait plus qu’une affaire de temps ». Cela fait largement écho à ses interventions précédentes auprès du gouvernement, lui notifiant gouvernement que la rupture des lignes défensives françaises signifierait, à plus ou moins brève échéance, la destruction complète de l’armée française. Weygand ne peut pas aller plus loin dans les conséquences que le président du Conseil doit tirer de l’enfoncement du front, sinon il dépasserait ses attributions de commandant en chef.

De Gaulle écrit que « sa conclusion était transparente. Nous devions, sans délai, demander l’armistice »338, ce qui signifierait que Weygand plaide pour l’armistice mais qu’il

ne prononce le terme honni. De son côté, Weygand affirme que sa note ne plaidait pas en faveur d’une demande de cessation des hostilités, « que je ne voulais pas formuler, écrit-il, tant qu’il me restait une lueur d’espoir, c’est-à-dire jusqu’au 12 juin339 ». Or, au début de cet

entretien rue Saint-Dominique, de Gaulle rapporte – sans que Weygand conteste cela – que le commandant en chef déclara, en déposant sa note sur le bureau du ministre de la Guerre : « les choses en sont au point […] que les responsabilités de chacun doivent être nettement établies. C’est pourquoi j’ai rédigé mon avis et je remets cette note entre vos mains. »340.

Par conséquent, il comptait bel et bien que Reynaud transpose sur le terrain de la conduite de la guerre les conséquences que lui, généralissime, avait tirées sur le plan militaire, c’est- à-dire que ce soit le président du Conseil qui conclue qu’il faille demander l’armistice.

Il y a eu une cristallisation de la position de Weygand quant à l’armistice au cours de ces trois journées de juin. Se trouvant face à un champ des possibles à trois branches, puis devant une unique alternative, il a été, à l’image d’autres hauts responsables politiques français, profondément tiraillé. Même au cours des 8 et 9 juin on le sent hésitant à se résoudre de façon définitive à la défaite des armées françaises. A partir du 10 juin, il est résolu : l’armistice est nécessaire. Mais il décida d’attendre jusqu’au 12 juin pour se confronter publiquement au président du Conseil, n’ayant plus aucun espoir que ce soit Reynaud qui fasse le premier pas en faveur d’une demande de cessation des hostilités.

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