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La réinsertion au cœur du processus de décision

L’exercice du commandement

3.2 Être un chef

3.2.1 La réinsertion au cœur du processus de décision

• Se placer au centre des communications

Dans ses Mémoires, Weygand fait part de son avidité de connaître tant les procédés tactiques des Allemands que la situation générale des belligérants210. Réflexion de bon sens, tant être renseigné abondamment et en qualité est l’une des clés du succès de toute décision

208 SHD, 27N 3, Message téléphoné du général Weygand au général Altmayer, n°1393 3/FT, 7 juin 1940. Weygand

rappelle au commandant de la Xe armée la chose suivante : « le général des forces britanniques situées dans [votre]

région est placé sous vos ordres. Commandez le donc directement comme un général français […] ». Ibid., Télégramme du général Doumenc au général Georges, n°1447 3/FT, 12 juin 1940. Ce télégramme, qui reprend un message téléphoné de la veille, demande au général Swayne, officier de liaison britannique au GQG du front nord- est, de prescrire « au général Ewans de rester sous les ordres » du général Altmayer, cela faisant suite à un « ordre du général Dill, en accord avec le général Weygand ».

209 Weygand, Op. cit., p. 231. 210 Weygand, Op. cit., pp. 80 et 81.

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militaire. À ce principe élémentaire s’ajoutait l’expérience que l’ancien chef d’état-major de Foch avait acquise auprès de ce dernier.

Tout d’abord, la suppression de la dualité Vincennes/La Ferté en termes de responsabilité se traduisit également géographiquement, puisqu’il tenta de réduire les effets de la dispersion topologique du GQG par d’incessants voyages. Pour cela, autant que faire se peut – la réunion quotidienne de 11 heures avec le président du Conseil l’obligeant à rejoindre Paris par exemple – il prenait ses quartiers à Montry et visitait le général Georges presqu’une fois par jour211. Il gardait son poste de commandement à Vincennes, mais, par la force des choses, celui- ci devenait plus son poste avancé parisien. Le GQG et le quartier général du front Nord-Est étant les lieux qui centralisaient les renseignements et les instructions concernant le principal théâtre d’opérations, par ce fonctionnement il serait rapidement au courant des derniers développements de la bataille et des ordres donnés par ses principaux subordonnés, et pourrait ainsi mieux peser sur les opérations. Ce choix de Weygand participait donc à réinsérer le généralissime au cœur de la prise de décision. Il se répercuta d’ailleurs au-delà des liens entre Weygand et les autres responsables militaires français, puisque le généralissime exigea du 2e bureau du GQG que le rapport sur le moral de l’armée ne fût plus hebdomadaire, mais quotidien. Cela tranchait totalement avec le général Gamelin, qui s’était placé en seconde position dans le circuit d’informations212, alors qu’il aurait dû en être le centre et la tête.

Un important problème demeurait cependant : le haut-commandement français était largement dépendant d’outils de communications peu modernes. Le 20 mai, Weygand s’aperçut avec étonnement que le GQG ne possédait pas un seul émetteur-récepteur radiographique. Il fit remarquer le 30 mai que même lui, le général commandant en chef « ne dispos[ait] actuellement en propre d’aucun moyen de transmission radio lui permettant d’avoir des liaisons sûres, même en cas de rupture des communications par fil »213. Ces graves lacunes en moyens radiographiques l’obligèrent par exemple à passer par la Marine ou par les Britanniques pour communiquer avec le groupe d’armées n°1. Il devait donc entreprendre plusieurs actions pour pallier ces difficultés et obtenir toutes les informations utiles à l’exercice de son commandement. Selon lui, cela passait par le contact auprès des hommes qui participaient directement aux combats. Ce qui n’est pas sans rappeler que Foch y voyait, entre autres, un bon moyen de se faire une idée par soi-même et de glaner des renseignements. En effet, un officier de liaison britannique avait pu noter la grande qualité des informations qui étaient récoltées par

211 Ibid., p. 110.

212 Bruno Chaix, Op. cit., pp. 203, 226 et 253.

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Foch lors de telles visites214. Weygand tâcha donc de se rendre le plus souvent possible aux postes de commandement des groupes d’armées, voire des armées. En ce sens, sa volonté d’aller conférer à Ypres participait également à cette nécessité qu’il posait de récupérer des informations au plus près des évènements. Dans le même ordre d’idée, il n’hésitait pas à prendre

directement des avis et obtenir des renseignements de la bouche d’officiers du terrain et/ou bien

moins gradés que lui215.

Weygand a donc eu le souci permanent d’être en liaison avec ses grands adjoints, pour pouvoir être renseigné au mieux. Mais également pour pouvoir donner ses ordres.

• Commander, c’est ordonner

La réinsertion du général en chef au cœur du processus décisionnel serait restée à l’état de potentialité s’il s’était limité à se placer au centre des communications sans prendre part à la conception des instructions. Or, pour Weygand, le généralissime devait peser sur le déroulement des opérations. On a vu qu’il avait assuré le général Georges qu’il assumerait avec et au-dessus de lui les responsabilités. Cela se traduisit concrètement par deux changements par rapport à son prédécesseur au poste de chef d’état-major général.

Aux niveaux stratégique et opérationnel, la différence est saisissante. Gamelin s’était contenté de définir le plan Dyle-Breda, puis avait laissé la conduite supérieure des opérations à Georges et à Billotte. Si bien qu’à aucun moment il n’avait eu de véritable influence sur les décisions prises par ces deux généraux216. Et à l’écart, il entendait le rester, comme le montre son Instruction personnelle et secrète n°12, qui commence par ces mots : « Sans vouloir intervenir dans la conduite de la bataille en cours […] ». Aux antipodes, le constat pour Weygand est sans appel : jusqu’à la mi-juin, tous les principaux ordres généraux portent sa marque, dans leur conception a minima, si ce n’est pour nombre d’entre eux dans leur rédaction. Cette reprise à son compte des responsabilités normalement attachées au titre de commandant en chef s’accompagnait également d’une volonté de la part de Weygand d’en avoir une des prérogatives qui avait été perdue au cours des premiers engagements : la gestion des réserves. En effet, dans la perspective de la future bataille de la Somme, il indiqua au général Georges

214 Elizabeth Greenhalgh, Op. cit., p. 392.

215 Pour retourner en France après la conférence d’Ypres, il dut prendre un contre-torpilleur dans lequel se

trouvaient des officiers de l’état-major de la VIIe armée. Il les interrogea alors sur les procédés tactiques allemands.

Weygand indique que les indications fournies par ces officiers ont participé à l’élaboration de sa tactique défensive.

Cf. Weygand, Op. cit., pp. 104-105. On se souvient également que lorsque de Gaulle vint le voir à Montry le 1er

juin, le généralissime lui demanda son avis sur l’emploi des chars restant disponibles.

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qu’il voulait pouvoir être en mesure de déclencher des contre-offensives d’ensemble grâce à deux masses de manœuvres mises en réserves de GQG. De même que Foch avait arrêté les offensives de Ludendorff au printemps et à l’été 1918 notamment par sa conduite des troupes réservées alliées, Weygand souhaitait disposer en propre d’unités à-même de peser dans la bataille. D’où, en partie, l’insistance qu’il a eu auprès de Reynaud, Georges et Doumenc pour reconstituer des réserves au sein de l’armée française.

Sur le plan tactique, la différence n’en est pas moins importante. Pendant la drôle de guerre, Gamelin et Georges avaient rédigé des instructions dans le but de lutter contre le tandem char-avion allemand. Mais une fois la bataille de l’Ouest engagée, et bien qu’ayant nécessairement dû être informés des défaillances des unités françaises dans la lutte antichars et contre les stukas, ils ne rediffusèrent pas ces consignes, et a fortiori ne les modifièrent pas. Comme seule intervention dans la tactique, Gamelin avait candidement rappelé la doctrine, à savoir : « si l’ennemi fait localement une brèche, non seulement colmater, mais contre-attaquer et reprendre »217. Quant au général Georges, il fallut attendre la fin mai 1940 pour qu’il rédigeât

une instruction ressortant de ce domaine. À l’inverse, Weygand, après s’être fait expliquer par trois officiers de l’état-major du général Giraud les procédés de combat allemands, rédigea dès le 24 mai une note visant à contrer le fer de lance de la Wehrmacht. Non seulement celle-ci était la première intervention au niveau tactique du commandant en chef dans la bataille en cours, mais elle était innovante en bien des points218. Les jours suivants, un ensemble d'ordres de Weygand viendraient compléter cette note, établissant par-là une possible nouvelle doctrine dans l’organisation de la défense.

• Participer au plus près à la direction de la bataille

Pour Weygand, la bonne conduite des opérations nécessitait d’être le plus souvent possible en contact avec les grands commandants219. Ce qui prit notamment la forme d’une

multiplication des visites auprès des quartiers généraux de groupe d’armées, voire d’armée, action que l’on peut considérer comme l’un de ses outils de commandement favoris, à l’image de Foch et pour les mêmes raisons que lui d’ailleurs. En effet, en plus des possibilités de récolter des renseignements de qualité, ces visites lui permettaient d’actionner un double levier pour

217 SHD, 27N 3, Ordre général du général Gamelin, 13 mai 1940.

218 Ibid., Note du général Weygand sur la conduite à tenir contre les unités blindées appuyées par l’aviation, n°1442

3/FT, 24 mai 1940.

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mieux diriger la bataille. En accord son mentor, le général Weygand considérait qu’il ne suffisait pas de donner des ordres : encore fallait-il s’assurer de leur exécution220. Se rendre sur le front était donc un moyen à la fois d’expliciter ses ordres et de redresser ceux que ses subordonnés avaient donnés mais qu’il estimait en contradiction avec les siens. Ensuite, cela lui donnait la possibilité de voir la situation par lui-même, donc de s’adapter plus rapidement, de faire face aux changements de situation survenant à un point critique de la ligne de bataille. C’est en partie pour ces deux raisons que Weygand décida d’aller à Ypres le 21 mai 1940 : cette conférence lui permettrait de s’assurer, d’une part, que le général Billotte avait bien compris ses ordres, d’autre part, que les trois alliés marcheraient d’un même pas. De même, c’est pourquoi il se rendit à Ferrières, poste de commandement du général Besson, le 6 juin 1940. Celui-ci voulait reculer son dispositif, alors que les ordres du généralissime étaient de tenir « sans esprit de recul ». Weygand alla donc conférer directement avec le chef du groupe d’armées n°3, finissant du reste par accepter que la défense de celui-ci fût reculée.

Ce style de commandement était l’antithèse de celui du général Gamelin, qui sortait peu de Vincennes pour aller à la rencontre de ses généraux et ne s’assurait pas de l’application de ses directives. De manière générale, une bonne partie des principaux chefs militaires français, mais aussi allemands (pour les plus anciens) rechignaient à quitter leurs quartiers généraux221, préférant que ce soient leurs subordonnés qui viennent à eux. Cependant, certains historiens critiques de l’apathie du haut-commandement français en 1940, font reproche à Weygand, en tout ou partie, de cette manière de procéder. L’argument de Jean-Louis Crémieux-Brilhac selon lequel Weygand prit trois jours, de sa nomination le 19 mai au soir à son retour de Belgique le 22 mai, pour s’organiser et conférer, donc « trois jours pendant lesquels la bataille ne [fut] pas vraiment conduite »222, ne résiste pas à l’analyse. D’une part il ne prit qu’un jour pour aller dans les Flandres (le 21 mai), ce qui limiterait le temps de flottement à cette unité temporelle. D’autre part, dès le 20 mai – Jean-Louis Crémieux-Brilhac le souligne lui-même – il confirma l’IPS n°12 de son prédécesseur et donna ses premières instructions à Doumenc et à Georges. Par conséquent, la conférence d’Ypres n’a pas laissé l’armée française sans tête durant trois jours. Nonobstant ce point, Karl-Heinz Frieser affirme qu’une telle escapade dans les Flandres « devait ressembler à un anachronisme » « par rapport au rythme de la « guerre-éclair »

220 Ibid., p. 110. Concernant Foch, cf. Elizabeth Greenhalgh, Op. cit., p. 59 et Elisabeth Greenhalgh « L’évolution

de la pensée de Foch entre 1914 et 1918 à travers l’exercice de ses commandements », in Rémy Porte et François Cochet (dir.), Op. cit., p. 98. Dans ce dernier livre, E. Greenhalgh cite une lettre de Foch à Pétain datée du 8 octobre 1918, où celui-ci écrit que la première tâche du haut-commandement reste avant tout : « animer, entraîner, veiller,

surveiller » (c’est nous qui soulignons).

221 Jean-Louis Crémieux-Brilhac, Op. cit., tome II, p. 616 et Philippe Masson, Op. cit., pp. 196 et 209. 222 Jean-Louis Crémieux-Brilhac, Op. cit., tome II, p. 606.

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allemande ». Remarquons en premier lieu que cette assertion est quelque peu en contradiction avec le fait que cet auteur vante les mérites de la « direction par l’avant » que surent mettre en place les commandants allemands, notamment ceux des unités blindées. Weygand, en visitant des généraux de groupe d’armées ou d’armées, respectait à son échelle de commandement ce principe. Mais surtout, il semble que K.-H. Frieser tire une telle conclusion parce qu’il a crû à la légende selon laquelle le premier geste du nouveau généralissime fut d’annulé l’IPS n°12 de Gamelin, pour qu’il puisse aller sur place se faire une idée de la situation223. Or, au contraire,

soucieux d’agir au plus vite, Weygand maintint ce plan mais décida d’aller en Belgique, pour s’assurer qu’il serait exécuté tout en se gardant la possibilité de le modifier au sortir de ce voyage.

Par conséquent, et ce en continuation avec Foch224, dans son style de commandement

Weygand s’identifiait pleinement à la conduite des opérations. En ce sens, les visites qu’il rendait à ses grands subordonnés étaient tout aussi bien des inspections que des occasions d’agir au cœur de la bataille.

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