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Passer immédiatement à la contre-offensive

Une action stratégique aux objectifs de plus en plus réduits

1.1 Attaquer le couloir des panzers : vaincre par l’offensive (20 mai – 25/26 mai 1940)

1.1.2 Passer immédiatement à la contre-offensive

• Premières impressions chez Weygand

Dans ses Mémoires, le général Weygand indique avoir noté quelques réflexions dans l’avion qui le ramenait de Syrie30 :

[…] A-t-on dirigé les réserves où il faut […] ? Mais a-t-on assez résolument prélevé des forces partout où c’est possible ? […] [L’ordre du général Gamelin de se faire tuer sur place a été donné à] juste titre […]. Il faut donc, coûte que coûte, arrêter l’ennemi d’abord et le battre ensuite. Mais pour arrêter il ne suffit pas d’encaisser ni même de rendre coups pour coups. […] Il faut maintenir, à tous les degrés, malgré la fatigue, l’ennemi dans la crainte d’une réaction. […]

Une pénétration de l’adversaire, même profonde, offre des chances de réaction, surtout lorsque cette pénétration est à base de machines et que le ravitaillement devient pour elle une question d’une importance sans précédent. […] Pour cela il faut manœuvrer et pour pouvoir le faire, prélever résolument du monde partout où c’est possible. […]

A l’échelle stratégique, la pensée de Weygand se résume ici en trois points : il faut arrêter les Allemands par tous les moyens, rameuter un maximum de réserves, puis, la poche ennemie étant également un saillant donc une faiblesse potentielle, il faut l’attaquer. À première vue, ces idées ressortent tout droit d’un conformisme doctrinal appartenant à ce que Pierre Rocolle a appelé le « magistère bleu horizon », dont le maréchal Pétain et le général Debeney furent les chefs. La preuve en serait que l’on retrouve dans la phrase « il faut donc, coûte que coûte, arrêter l’ennemi d’abord et le battre ensuite » une variante du « colmater puis contre-attaquer ». De même, l’insistance sur le jeu des réserves fait ressortir des préoccupations de concentration de

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troupes, posée comme nécessaire avant toute action contre-offensive. Cependant, l’essentiel n’est pas là, mais réside dans le morceau de phrase « pour cela il faut manœuvrer ». Il faut répondre au mouvement par le mouvement et non pas se contenter de résister. En d’autres termes, il s’agit de faire preuve d’initiative à défaut d’avoir totalement l’initiative à son compte. Cette obligation, Weygand la pose aux niveaux à la fois stratégique et tactique, indiquant qu’« il faut maintenir, à tous les degrés, […] l’ennemi dans la crainte d’une réaction ». À cela s’ajoute la consigne de maintenir une attitude offensive sur toute la ligne de front. En suivant ces éléments, c’est plus l’expérience acquise auprès du maréchal Foch qui transparaît, tant en ce qui concerne l’état d’esprit dans lequel mener la bataille, que dans les actions à entreprendre : ne pas se contenter de défendre, agir et pas seulement réagir, rassembler immédiatement des réserves en prélevant de partout, etc. Sur ce dernier point, l’empreinte de son mentor est importante, puisque que Weygand a eu sous le commandement de Foch, en tant que major- général des armées alliées en France, à gérer et à déplacer les réserves de la coalition lors des crises du printemps et de l’été 1918.

La référence aux unités blindées allemandes (« machines ») mérite que l’on s’y attarde quelque peu. Le ravitaillement est une faiblesse structurelle de toutes les armées en train de se déployer. Weygand, en soulignant que cette faiblesse est d’autant plus importante que l’unité est motorisée, met le doigt sur une possible idée directrice d’un plan de contre-offensive : plutôt qu’attaquer de front ou même sur les flancs les divisions qui forment le fer de lance de la pénétration allemande, il faudrait chercher à fondre sur leurs arrières et les couper du reste des éléments ennemis engagés sur la Meuse. De là à dire qu’en écrivant ces lignes Weygand avait déjà pensé à la manœuvre qu’il planifierait une fois devenu commandant en chef, il y a un pas que l’on ne saurait franchir. Néanmoins, cette remarque sur le ravitaillement, pour fugace qu’elle soit, montre qu’il avait potentiellement certaines dispositions pour s’adapter à la guerre moderne que les Allemands étaient en train de livrer.

• Le plan du 22 mai 1940

Weygand arriva le 19 mai en France. Ignorant la situation exacte dans laquelle se trouvaient les armées alliées, il alla se rendre à la rencontre des principaux responsables politiques et militaires français. À la fin de la journée du 20 mai, il a dû avoir une assez bonne vision d’ensemble. Au niveau de l’état des forces, les perspectives n’étaient pas très réjouissantes, comme le montrait le rapport du 3e bureau du GQG pour le commandant en chef dont nous avons parlé plus haut. D’autre part, deux réunions de travail, l’une avec le général Georges le

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matin et l’autre avec le général Doumenc en début d’après-midi, le fixèrent sur la situation tactique et stratégique31. Ces deux généraux lui montrèrent la manœuvre en tenaille envisagée pour rétablir la situation. Il fondit beaucoup d’espoir sur ce plan, qui aurait dû avoir un triple effet : redonner l’initiative aux Alliés, ralentir la poussée ennemie vers la Manche et mettre en situation aventurée les blindés allemands32. De plus, les lignes directrices de cette contre- offensive rejoignaient pour partie les réflexions qu’il avait eues dans l’avion le ramenant de Beyrouth, notamment dans l’idée de jouer sur la spécificité de l’avancée allemande, qui était d’être à base de chars. Par conséquent, à sa prise de commandement il maintint les ordres de son prédécesseur et de Georges. Ne se satisfaisant pas d’une simple confirmation et pour ne pas perdre de temps, il contacta ses grands subordonnés pour les presser d’agir. Au général Billotte, il ordonna de ne pas simplement reculer de coupures en coupures mais d’« attaqu[er] en direction du sud »33. Concernant le groupe d’armées n°3, il enjoignit au général Besson de

réduire les têtes de pont allemandes sur la Somme pour créer des débouchés favorables en vue de la manœuvre à venir. De ce fait, comme le souligne Bruno Chaix, la mission de précaution du GA3, visant à couvrir Paris, devenait également une mission offensive34.

Il restait cependant à adopter un plan d’ensemble sur la contre-offensive envisagée qui concernerait également les éléments de la coalition engagés en Belgique et dans le nord de la France, ce qui avait fait jusqu’ici défaut aux ordres donnés par les généraux Georges et Gamelin. La conférence d’Ypres du 21 mai et le Conseil suprême interallié du 22 mai permirent à Weygand de faire approuver un tel plan, qui se traduisit par l’ordre général d’opérations n°1, complété par deux autres ordres diffusés les 22 et 23 mai 194035. Trois points peuvent être retenus de ces instructions. Tout d’abord la manœuvre générale à exécuter. Le groupe d’armées n°1 devait attaquer vers le sud, avec pour couverture à l’est l’armée belge, qui se replierait progressivement sur l’Yser, tandis que le groupe d’armées n°3 déboucherait de la Somme en direction du nord. Ensuite, Weygand voulait que cette action soit résolument offensive. D’une part, dans l’exécution de cette manœuvre, il indiquait que « l’armée allemande ne sera[it] contenue, puis battue que par des contre-attaques ». Soulignant que dans celles-ci il ne fallait pas seulement « rendre coup pour coup » mais frapper plus fort que l’ennemi, il réaffirmait la nécessité de répondre au mouvement par le mouvement et introduisait la notion de choc.

31 Weygand, Op. cit., p. 90.

32 Ibid., p. 102.

33 Bernard Destremau, Weygand, Paris, Perrin 2001 (1ère éd. 1989), p. 406. 34 Bruno Chaix, Op. cit., p. 284.

35 SHD, 27N 3, Ordre général d’opérations n°1 du général Weygand, n°1106 3/ETO, 22 mai 1940 ; Ordre général

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D’autre part, quant au but de la contre-offensive, il ne s’agissait pas seulement d’opérer la jonction entre les forces alliées, mais aussi d’établir un barrage entre les unités blindées et le gros des troupes ennemis. Cela permettrait à la fois de bloquer l’avance allemande vers la mer et d’attaquer les divisions de panzers allemandes en les enfermant dans une nasse. Enfin, il est tout à fait clair que Weygand se refusait à une retraite générale du groupe d’armées n°1.

• Le refus d’une retraite générale des armées du Nord

Si le front tenu par les Alliés devait nécessairement être raccourci, ceux-ci n’avaient pas vocation à se replier en intégralité sur la France. Weygand l’avait explicitement indiqué lors du Conseil suprême interallié de Vincennes : « Il ne peut être question […] de demander à la masse franco-anglo-belge qui se trouve encore dans le Nord […] de battre en retraite purement et

simplement vers le sud, pour chercher à rejoindre le gros de l’armée française »36. Ce refus d’une contre-offensive ne servant qu’à couvrir un repli généralisé s’explique par trois raisons. En premier lieu, une retraite est coûteuse pour l’armée qui l’exécute : matériel lourd souvent abandonné, nombreux prisonniers (unités laissées en couverture et celles qui n’ont pas été touchées par l’ordre de repli), etc. Et ce d’autant plus avec un adversaire dont l’un des atouts est la vitesse et qui a du mordant. Ensuite, le nouveau commandant en chef français avait une mauvaise appréciation de la situation, surestimant les capacités d’action des unités du GA 1 et du GA 3, sous-estimant les forces présentes dans le couloir dessiné par les panzers. Les enseignements de Foch guidaient aussi ce choix. En 1934, à propos de la première bataille d’Ypres (1914) il avait écrit que, malgré la fatigue des soldats, « Foch […] avait estimé que s’il leur demandait seulement de tenir bon, les volontés risqueraient de fléchir. En réclamant [d’attaquer] il obligerait chacun à se raidir et cet effort ultime permettrait de franchir la limite que le destin assigne au gain et à la perte des batailles »37. Fort de cette expérience, Weygand

appartenait à l’école de ceux pour qui les manœuvres de retraite préventives sont dangereuses et ne doivent être exécutées qu’avec la plus extrême parcimonie. Le rejet de cette option s’inscrivait donc tant dans une évaluation du rapport des forces que dans des choix doctrinaux inspirés par son ancien mentor.

Ces développements, et avant tout cette volonté de ne pas retraiter à grande échelle, donnent finalement à comprendre ce qui sous-tendait vraisemblablement la vision que

36 Cité dans Karl-Heinz Frieser, Le Mythe de la guerre-éclair. La campagne de l’Ouest de 1940, Paris, Belin, 2003

(éd. All. 1995), p. 302. C’est nous qui soulignons.

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Weygand avait de la bataille qui devait se livrer. Selon lui, il s’agissait de « mettre les blindés allemands en situation aventurée », en séparant le fer de lance de la Wehrmacht de sa hampe, pour pouvoir « reprendre l’initiative »38. En d’autres termes, la contre-offensive planifiée devait aboutir à une victoire opérationnelle, à l’image de celle des Allemands sur la Meuse, pour que les Alliés puissent renouer avec l’initiative au niveau stratégique. Replier dans son intégralité le groupe d’armées de Billotte en forçant la nasse allemande n’aurait pas porté de coup fatal aux panzers, d’une part, et aurait une fois de plus laissé le déroulement des opérations aux mains des généraux d’Hitler, d’autre part. Or, pour Weygand, la prochaine carte que les Alliés allaient abattre devait avoir des effets au plus haut niveau.

D’un côté, une retraite des armées engagées dans les Flandres aurait éventuellement permis de sauver de nombreux hommes et quantités de matériel, dans une sorte de Dunkerque terrestre et avant l’heure, du moins bien plus que lors de l’opération Dynamo. Mais c’était renoncer à une occasion d’infliger une lourde défaite à la Wehrmacht. De l’autre, une contre- offensive par les flancs – un classique de l’art de la guerre somme toute – potentiellement salvatrice, mais qui affaiblirait encore plus les armées alliées en cas d’échec. Si cette alternative ne fut pas explicitement posée entre les chefs militaires et politiques de la coalition, puisque tous s’entendirent rapidement sur le plan de Weygand, elle existait bel et bien. Ce qui montre que la manœuvre voulue par le commandant en chef français n’était pas la seule possible, et par conséquent, qu’elle était – a minima objectivement – un pari stratégique,

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