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Des défauts dans la conception elle-même (1) : pêchés par commission

Un moderne parmi les anciens ? La tactique de Weygand

2.3 Les entraves

2.3.2 Des défauts dans la conception elle-même (1) : pêchés par commission

• Des ordres trop abstraits ?

Dans leurs prescriptions, les ordres de Weygand présentent potentiellement deux failles, dont la première tient à la forme de ceux-ci. En effet, Jean-Louis Crémieux-Brilhac a parlé, pour qualifier les recommandations d’une note du généralissime datée du 27 mai 1940, d’« incantations »159, signifiant par-là que ses ordres ne prenaient pas en compte leur possibilité d’application et/ou qu’ils restaient par trop généraux. Dans ce dernier cas, la critique paraît sévère. Certes, ses instructions ne sont pas exemptes d’angles morts, de même qu’elles manquent peut-être de précision. Mais ce n’est pas le rôle d’un commandant en chef de rentrer dans les détails de l’exécution de ses propres ordres, puisque cela revient aux services compétents du Grand quartier général et à son état-major particulier – Weygand avait d’ailleurs occupé cette place pendant toute la Première guerre mondiale en tant que principal interprète de la pensée de Foch. De ce point de vue, nos recherches ne nous ont pas permises de trouver de sdirectives dans lesquelles le généralissime demandait aux différents bureaux de rédiger des documents détaillant ses instructions tactiques. Mais à nouveau, une telle demande d’explicitation et de précision des ordres du supérieur est sans doute implicite, au sens où ce travail fait partie du fonctionnement régulier des états-majors et des quartiers généraux. Qui plus est, Weygand ne s’est pas attaché qu’aux principes dans bien des cas, comme nous l’avons vu avec la notion de point d’appui.

La critique par rapport aux possibilités d’application manque peut-être également la spécificité du commandement. Elizabeth Greenhalgh relève que, lors des combats de l’été 1914, les ordres du général Foch étaient bien souvent plus des vœux pieux que des ordres pratiques, justifiant cela de la manière suivante : « comme tout professeur le sait, on reçoit peu lorsque l’on attend peu »160. Ne pas considérer les contraintes matérielles comme irrémédiables et

seules responsables de l’issue des batailles, exhorter la troupe à s’adapter malgré elles, font partie des ressources dont peut et doit user un général en chef. À cet égard, le discours du 18 juin du général de Gaulle n’est-il pas lui aussi composé d’une série d’incantations ? Le procès

159 Jean-Louis Crémieux-Brilhac, Op. cit., tome II, p. 613. 160 Elizabeth Greenhalgh, Op. cit., pp. 59-60.

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en abstraction contre Weygand est donc en partie infondé, car cette abstraction ressort de son rôle même de généralissime.

Infondé en partie seulement, car il y a au moins un point sur lequel les ordres du successeur de Gamelin semblent se heurter trop frontalement à des considérations pratiques pour ne pas lui en faire le reproche : la tactique du harcèlement. Prenons l’exemple de la bataille de France. De manière générale, la faiblesse dans laquelle se trouvait l’armée de terre française, tant en nombre d’hommes qu’en matériel, aurait appelé à l’économie des forces. Il y avait pourtant des actions que les Français pouvaient se permettre sans craindre d’entamer sérieusement leurs moyens militaires, nous l’avons évoqué plus haut en ce qui concernait les contre-préparations d’artillerie. De même, il était possible d’avancer que les bénéfices à tirer du harcèlement des unités allemandes pouvaient compenser les pertes que cette méthode allait entraîner. Or, contrairement aux instructions visant à organiser les positions en profondeur, l’efficacité d’actions offensives telles qu’exigées par le généralissime était loin d’être prouvée, au regard des piètres démonstrations que fit l’armée française dans l’attaque tout au long de la campagne. Les désavantages de la tactique du harcèlement en étaient par-là renforcés. En conséquence, celle-ci manquait probablement de pertinence par rapport à la situation sur le terrain, mais aussi vis-à-vis de la stratégie de la bataille d’arrêt adoptée par le haut- commandement.

• La place de l’artillerie : une imprécision préjudiciable

Ce manque de pertinence ne concerne pas que la question du rapport des forces, mais également l’emploi des armes dans la guerre moderne. Ce fut notamment le cas pour l’artillerie.

La nouvelle doctrine prônait un redéploiement de celle-ci vers l’avant, au milieu de l’infanterie, pour que l’arme de Napoléon fût en capacité de lutter efficacement contre les chars. Si les généraux français s’accordaient sur le principe, il existait une divergence dans sa mise en application entre le général Boris (inspecteur général de l’Artillerie) et le général Weygand. Pour le premier, en présence de divisions blindées allemandes, la nouvelle doctrine d’emploi de l’artillerie ne concernait qu’une partie – certes substantielle – des canons, certaines batteries devant rester centralisées sous les ordres des commandants de grandes unités161. Donc, a

161 SHD, 27N 119, Note du général Boris pour les généraux commandants l’artillerie des armées, n°2837/02, 25

mai 1940. Si le général Boris fait de « la lutte contre les chars », « dans la situation actuelle », « le rôle principal de toute artillerie de 75, et parfois d’autres calibres », il précise bien que « cette lutte impose la dissémination de

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fortiori, face à des unités d’infanterie classiques, le tir centralisé restait la norme. Le

généralissime, quant à lui, indiqua dans sa « Note sur la conduite à tenir contre les unités

blindées appuyées par l’aviation » du 24 mai, que « toute l’artillerie [devait] être toujours

englobée dans les points d’appui ». Puis, le 6 juin il ordonna que, dans « le système de défense […] contre les attaques de chars » « toute l’artillerie qui n’[était] pas incluse dans un point d’appui » en constituât un162. Weygand préconisait donc une dissémination intégrale des

canons au sein des centres de résistances face aux divisions panzers.

Si telle fut sa pensée, alors le généralissime commit une double faute. Tout d’abord, il se fourvoyait sur l’organisation du dispositif de l’artillerie dans la lutte antichar. Car, même face à des divisions blindées, les points d’appui avaient besoin pour leur défense de tirs d’interdiction ou d’encadrement puissants, que seuls les commandants des artilleries divisionnaires et de corps d’armée pouvaient fournir en conservant des batteries au tir centralisé. Ensuite, et surtout, la nouvelle doctrine d’emploi de l’artillerie ne valait sans doute que face à des unités blindées, ce que certains généraux ne comprirent pas :

« Sous l’influence de la psychose des chars, des commandants de division, même lorsqu’il n’y aucune division blindée en face, prélèvent une partie notable de leurs 75 pour les disposer en antichars, affaiblissant leur moyen d’action le plus efficace, les feux concentrés de leur artillerie divisionnaire. »163

Or, d’une part, Weygand ne lia pas assez explicitement ses instructions tactiques concernant l’artillerie au combat contre les blindés. Si bien qu’une lecture rapide de ses ordres pouvait faire penser qu’il considérait qu’elles valaient quel que fût le type d’unités que les Allemands engageaient. D’autre part, il n’entreprit rien pour redresser les dispositifs fautifs. En définitive, cette manière extensive de comprendre l’ordre de redistribuer l’artillerie dans les points d’appui montrait le peu de souplesse de l’armée française, fruit amer des thuriféraires de la victoire de 1918. Il y aurait dû avoir deux types de dispositifs défensifs, mais cela nécessitait une capacité de passer rapidement de l’un à l’autre, pour ne pas se laisser surprendre. Dans le doute, certains (une majorité ?) généraux français optèrent pour une organisation statique qui prenait en compte la survenance du pire : l’apparition des blindés à la croix noire. En n’indiquant pas clairement le lien de causalité entre cette façon d’organiser les positions et la détection préalable

162 SHD, 27N 3, Note du général Weygand sur la conduite à tenir contre les unités blindées appuyées par l’aviation,

n°1142 3/FT, 24 mai 1940 et Ordre général du général Weygand, n°1381 3/FT, 6 juin 1940. Nous soulignons.

163 Michel de Lombarès, Histoire de l’artillerie française, Paris, Lavauzelle, 1984, p. 307, cité in Jean-Louis

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d’éléments blindés chez l’adversaire, et en ne faisant pas rectifier les ordres de ses subordonnés, le commandant en chef encourageait et avalisait tacitement ceux-ci.

Par conséquent, Weygand contribua plus ou moins intentionnellement à ce que certaines unités tombent dans un excès de décentralisation de l’artillerie, préjudiciable à la tactique défensive française.

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