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Un double constat : continuer la lutte serait inutile et catastrophique

Assurer la survie d’une certaine France

5.2 L’armistice pour conserver la position internationale de la France

5.2.1 Un double constat : continuer la lutte serait inutile et catastrophique

• La poursuite de la guerre est impossible militairement

Après que le front de la Somme fut percé le 7 juin 1940, nombreux furent les dirigeants politiques français qui s’interrogeaient sur l’utilité de la poursuite de la guerre par la France. Et quand bien même la réponse était positive, demeurait alors la question de savoir où continuer la lutte. Il semble que parmi les principaux hommes politiques tenant les rênes du pays, seul Edouard Herriot, président de la Chambre des députés, fut d’avis de s’exiler en Angleterre384. Les autres opinaient plutôt pour Alger et l’Empire colonial français.

Sur les possibilités de résistance des colonies, la parole écoutée était naturellement celle des militaires. Or, ceux-ci étaient presque unanimement convaincus que l’Empire français ne résisterait pas à la machine de guerre allemande. Déjà au début du mois de juin, lorsque Reynaud fit part au général Colson de son intention de lever 500 000 hommes et de les envoyer en Afrique du nord, le chef de l’état-major de l’armée lui répondit qu’il n’y avait pas de fusils pour les armer. Revoyant ses chiffres à la baisse, en décidant l’envoi d’une demi-classe seulement – environ 125 000 hommes, le président du Conseil reçut des objections de la part du général Noguès, qui pointait des problèmes de casernement et sanitaires à l’accueil d’autant d’hommes, et du général Colson, celui-ci indiquant que le transport de ce contingent prendrait six semaines au minimum385. Weygand et Colson – qui

aurait eu, en tant que chef de l’armée de l’intérieur, un grand rôle à jouer dans l’évacuation de troupes et de matériel vers l’autre côté de la Méditerranée – en conclurent qu’il était

384 Jules Jeanneney, Journal politique (septembre 1939-juillet 1942), Paris, Armand Collin, 1972, p. 66. 385 Paul Reynaud, Op. cit., pp. 378 et annexe XVIII. Thibaut Tellier confirme ces échanges de notes.

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impossible de renforcer sérieusement l’Afrique du Nord à bref délai, et que, même si c’eut été possible, elle ne pouvait pas accueillir les renforts nécessaires à sa défense.

Cela étant, le généralissime et l’état-major français posaient que l’Empire colonial devrait, à quelques choses près, se défendre avec ses propres moyens. Il est avéré que l’Afrique du Nord, et le reste des possessions coloniales françaises a fortiori, étaient dans un état de relative faiblesse au niveau des effectifs et du matériel militaire386. Il n’y avait aucune industrie d’armement. Même le général Noguès, qui abjura le gouvernement après le 16 juin de venir en Algérie poursuivre la guerre, ne cachait pas les difficultés de l’entreprise et fit parvenir à Weygand le 23 juin, via le général Koeltz, une liste de matériel à lui fournir de toute urgence387. La déclaration de l’amiral Darlan, selon laquelle il ne pouvait assurer que les flottes française et anglaise puissent empêcher la Wehrmacht de traverser le détroit de Gibraltar ou le canal de Sicile, ne fit qu’ajouter un argument de plus à une conviction déjà faite388 :

En l’absence totale de préparation [du rôle stratégique de l’AFN] elle [l’idée de repli et en AFN] n’était qu’un jeu de l’esprit. Ces fantaisies ne pèsent d’aucun poids à la guerre, « art tout d’exécution » terriblement réaliste.

A ces arguments techniques s’ajoutent deux considérations psychologiques, qui ont structuré l’esprit de Weygand sur cette question. La première est une surestimation du potentiel des armées d’Hitler. Les parachutistes allemands n’avaient-ils pas enlevé en quelques heures le fort belge d’Eben-Emael, réputé imprenable ? Comme tous les principaux chefs de l’armée française, il voyait la Wehrmacht foncer vers Gibraltar et envahir l’Afrique du nord en quelques semaines. C’était tout sauf adopter une approche « terriblement réaliste » pour répondre à la question fondamentale : qu’est-ce qu’Hitler pouvait faire si le gouvernement français décidait de se replier à Alger389 ? Ensuite, le général Weygand crut que la coalition des démocraties ne pouvait survivre à la défaite de l’armée métropolitaine française. Cette idée était présente dès qu’il commença à préparer la bataille d’arrêt, comme on peut le voir à travers le débat qui portait sur l’utilisation de l’aviation anglaise. Churchill,

386 Voir Christine Levisse-Touzé, L’Afrique du nord dans la guerre, 1939-1945, Paris, Albin Michel, 1998,

468 pages.

387 SHD, 27N 78, Communication du général Koeltz au commandant Viallet, 24 juin 1940.

388 Weygand, Op. cit., p. 284. Il expose, au fil des pages 280 à 283, les arguments de l’impossibilité de

poursuivre la lutte dans l’Empire.

389 Voir l’excellent article d’Albert Merglen (général), « La France pouvait continuer la guerre en Afrique

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se doutant que cette guerre serait mondiale, plaidait pour préserver l’avenir en ne détruisant pas la Royal air force dans une bataille presque déjà perdue d’avance. En face du Premier britannique se trouvaient les généraux français, pour qui le sort de la guerre ne pouvait se jouer que sur la Somme et l’Aisne. Weygand n’était pas animé de la passion coloniale, à l’image d’un Gallieni, d’un Mangin ou d’un Lyautey. Il n’avait, du reste, jamais servi dans les colonies, mis à part en tant que haut-commissaire au Levant dans les années 1920. Pour lui, l’armée française, c’était l’armée métropolitaine. La Coloniale, certes honorable, n’avait qu’un rôle secondaire à jouer. Comme l’a justement souligné de Gaulle, il aurait fallu « qu’il arrachât sa stratégie au cadre étroit de la métropole ». Or, « son âge, […] sa tournure d’esprit »390 et sa formation militaire s’y opposaient.

• Un jugement qui dépasse son rôle de commandant en chef

La guerre est un « art simple et tout d’exécution391 » terriblement réaliste, selon Weygand. Notons qu’il montre par-là qu’en termes de stratégie, il s’est toujours limité à ce que sa fonction exigeait de lui. Autrement dit, il n’a jamais été un théoricien militaire. Plus important, il masque par cette phrase défendant un pragmatisme étroit, que son constat d’une impossibilité de poursuivre la guerre dans l’Empire était basé tout autant sur des considérations militaires que politiques. Il ne fait pas que démontrer la vanité d’un tel plan ; il le refuse. Il n’a pas réellement cherché à savoir si la politique prônée par Reynaud – mais que celui-ci n’exigea pas qu’elle fut mise en place en définitive – était possible. Pour lui, elle était hors de question, au sens le plus littéral de cette expression. Et cela donne tout son sens à la réponse qu’il fit au général de Gaulle, lorsque celui-ci évoqua l’Empire : « c’est de l’enfantillage »392, c’est-à-dire quelque chose dont on n’a pas besoin de démontrer l’inanité,

et ce à quoi les « adultes » ne pensent pas. En ce sens, Weygand ne voulait pas que la guerre se poursuive dans l’Empire. Le généralissime, derrière des arguments rationnels, cachait une volonté qui ressortait de la conduite de la guerre, donc qui outrepassait ses attributions.

Cette volonté s’appuyait sur un double objectif : laisser le moins de gages possibles à l’Axe, et garder des atouts à la France. Selon lui, tenter de poursuivre la guerre hors de France revenait à perdre sur les deux tableaux. Comme il l’avait annoncé à Paul Reynaud

390 Charles de Gaulle, Op. cit., tome I, p. 40.

391 Il cite ici Napoléon Bonaparte : « La guerre est un art simple et tout d’exécution ». 392 Charles de Gaulle, Op. cit., tome I, p. 45.

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lors du Comité de guerre du 25 mai et par les notes du 29 mai et du 10 juin 1940, une fois que le front de la Somme et de l’Aisne serait rompu, non seulement l’armée française ne pourrait plus empêcher l’invasion de l’ensemble du territoire national, mais elle-même serait condamnée à la destruction totale si on lui ordonnait de lutter jusqu’à ses dernières cartouches. Or, sans sa métropole et sans son armée, que pourrait bien être la France ? Certainement pas une grande puissance, et encore moins le membre d’une coalition internationale393. Prétendant la guerre irrémédiablement perdue, il voulut empêcher, par l’action politique qu’était l’armistice, que la Wehrmacht exploite totalement sa victoire. C’est en partie pour cela qu’il déclara le 12 juin que l’armistice était nécessaire, car permettant de préserver les derniers atouts français qu’étaient une partie de sa métropole – les Allemands n’entrèrent dans Paris que deux jours plus tard, le 14 juin – et son armée, son Empire et sa flotte. Contrairement aux pays dont le gouvernement s’était exilé à Londres suite à l’invasion allemande, aux yeux de Weygand la France avait beaucoup trop à perdre en émigrant, et rien à y gagner. Par conséquent, l’interprétation qu’il donna de son intention de faire partir la flotte pour l’Empire nous semble fausse. A son procès, après avoir nié avoir prédit un destin de basse-cour à l’Angleterre, il enchaîna en déclarant au président du tribunal : « Si j’avais cru à la défaite finale, est-ce que j’aurais demandé que l’on fasse filer la flotte afin qu’elle ne tombe pas aux mains des Allemands ? »394. Quand il proposa au

Conseil des ministres du 13 juin que la flotte appareille pour les ports de l’Empire, il ne fit que préparer les négociations d’armistice, en s’assurant que l’Allemagne, qui était déjà en position de force, aurait le moins de cartes en main possibles.

Du point de vue de Weygand, poursuivre la guerre était donc un programme catastrophique pour la France au niveau international, car elle y aurait perdu son statut de grande puissance.

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