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La permanence des acquis tactiques de la Première guerre mondiale : une défense linéaire et statique

Un moderne parmi les anciens ? La tactique de Weygand

2.1 Une doctrine originelle entre deux eau

2.1.2 La permanence des acquis tactiques de la Première guerre mondiale : une défense linéaire et statique

110 SHD, 27N 79, Note sur les enseignements tirés des combats de Polognedu général Georges, n°0136 3/FT, 14

septembre 1939 et Idem, 27N 3, Note sur la conduite à tenir du général Gamelin pour le général Georges, n° 51 Cab/FT, 4 octobre 1939.

111 SHD, 27N 3, Note sur l’articulation des forces et la conduite de la bataille du général Gamelin pour le général

Georges, n°63 Cab/FT, 21 septembre 1939 et SHD, 27N 85, Note au sujet de la bataille défensive en cas d’irruption d’engins blindés du général Georges, n°0268 3/FT, 27 septembre 1939. Le terme d’« irruption d’engins blindés » revient souvent sous la plume des généraux français, à tel point que l’on ne peut s’empêcher d’en faire à leurs yeux le pendant tactique de l’« attaque brusquée » (échelle stratégique).

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Nous venons de voir que les généraux Gamelin et Georges avaient su tirer des enseignements justes des campagnes de Pologne et de Norvège, concernant la défense contre les engins blindés et les avions volant bas. Néanmoins, les directives qui avaient suivi ces retours d’expérience manquaient de précision et comportaient des lacunes sur des éléments importants de toute organisation défensive moderne, car les bases théoriques des prescriptions contenues dans ces directives ne changeaient pas par rapport à l’avant septembre 1939.

• La primauté de la ligne

Prenons en premier lieu les points d’appui. Pour Gamelin et Georges, seuls les avant- postes avaient à être organisés ainsi : la position de résistance n’était pas concernée par ce type de système défensif113. Par conséquent, il n’était pas question ici d’un dispositif en damier sur toute la largeur du champ de bataille, mais seulement de se servir des approches de la ligne principale de résistance pour commencer à dissocier les assauts adverses. La notion de point d’appui elle-même ne fut pas clairement définie. En effet, l’organisation de ces zones de combat n’était que très sommairement décrite, les deux principaux chefs militaires français demandant principalement à ce qu’elles fussent aménagées sur des obstacles naturels ou artificiels. Pareillement, l’artillerie – qui aura pourtant un rôle central pendant la campagne de 1940 – fut peu évoquée dans les instructions rédigées de septembre 1939 au début de l’offensive allemande. Dans une note du 12 octobre 1940114, le général Bineau (major-général jusqu’au 1er janvier 1940) avait indiqué que, dans la lutte contre les engins blindés, tous les moyens à disposition devaient être mis en œuvre, pas seulement les canons spécialisés. Notamment, il ne fallait pas que le commandement hésitât à utiliser des pièces de 75 isolées en antichars. Cependant, cette note apparaît bien seule au milieu des autres instructions, dont les auteurs n’évoquent jamais la possibilité d’englober directement de l’artillerie dans les points d’appui ou de faire tirer les canons à vue sur les blindés adverses.

Par conséquent, l’organisation défensive n’avait pas changé dans sa conception même, et ce car la notion de ligne était restée à la base de celle-ci. Les avant-postes seraient certes

113 SHD, 27N 3, Note sur l’articulation des forces et la conduite de la bataille du général Gamelin pour le général

Georges, n°63 Cab/FT, 21 septembre 1939 et SHD, 27N 85, Note au sujet de la bataille défensive en cas d’irruption d’engins blindés du général Georges, n°0268 3/FT, 27 septembre 1939. Georges écrit qu’il faut « organiser, sur

toute position [nous soulignons], des points d’appui fermés », c’est-à-dire tout le long de la ligne de bataille, et

non pas « sur toute [la] position] », c’est-à-dire sur toute la profondeur du champ de bataille.

114 SHD, 27N 85, Note sur la défense contre les engins blindés du général Bineau pour les commandants de groupe

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formés en points d’appui fermés, mais formeraient toujours une première ligne, qui serait suivie de la ligne de résistance, à l’abri de laquelle l’artillerie formerait elle aussi une ligne de batteries et couvrirait de ses feux jusqu’à ces points d’appui. La profondeur et l’échelonnement des moyens défensifs ne différaient donc pas vraiment de ce qui s’était fait pendant la Grande guerre. Cette primauté du combat en ligne qui prévalut largement chez les généraux français, Gamelin l’avouant implicitement lorsqu’il écrivit que l’IGU avait pris soin de ne pas prononcer le terme de « combat en retraite » pour parler du décrochage du premier échelon d’une manœuvre en retraite115. Cela signifiait que, dans une telle manœuvre, les combats de

retardement seraient sporadiques, pour que le repli se fasse d’un coup et le plus rapidement possible vers une nouvelle ligne de résistance placée plus en arrière. Le 13 mai 1940, ce fut exactement ainsi que décrocha vers l’ouest le corps de cavalerie du général Prioux116.

• La bataille conduite : l’ordre doit primer sur la rapidité117

Pour le haut-commandement, il fallait éviter que la bataille ne prenne un « caractère de mêlée », équivalent à l’échelle tactique de la « bataille de rencontre » au niveau stratégique, car ils voulaient pouvoir mener une bataille conduite, c’est-à-dire méthodique et fondée sur une division très poussée de son déroulement (sûreté, marches d’approche, contact, engagement, rupture, exploitation). En somme, il s’agissait de réduire à la portion congrue la part d’imprévisible dans l’art de la guerre. À tel enseigne que, selon le général Georges, les procédés décris plus haut étaient destinés à permettre d’éviter que la bataille ne dégénère en mêlée118. En

ce sens, et alors même que nous avons vu les aspects possiblement novateurs de ces prescriptions, elles étaient pensées uniquement comme une extension, voire seulement une explicitation de la doctrine d’ores et déjà établie. Devant s’insérer dans une tactique de la bataille conduite, il n’est donc pas étonnant qu’elles ne soient pas allées jusqu’à la distribution d’une partie de l’artillerie au sein des points d’appui. La doctrine d’emploi de celle-là restait donc la centralisation du tir à l’échelon divisionnaire, et non le tir à vue.

115 SHD, 27N 3, Note du général Gamelin sur les enseignements tirés des attaques allemandes, n°95 Cab/FT, 23

octobre 1939.

116 Karl-Heinz Frieser, Le Mythe de la guerre-éclair. La campagne de l’Ouest de 1940, Paris, Belin, 2003 (Éd. all.

1995), p. 261.

117 Le général Gamelin écrit au général Georges que, dans une bataille sur front continu, « l’ordre prime

généralement la rapidité ». Cf. SHD, 27N 3, Réflexions du général Gamelin pour le général Georges, n°332 Cab/FT, 27 décembre 1939.

118 SHD, 27N 3, Note sur la conduite à tenir du général Gamelin pour le général Georges, n°51 Cab/FT, 4 octobre

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Qui plus est, cette conception très schématique de la bataille (qui finit par devenir compassée) venait contredire dans les instructions rédigées pendant la Drôle de guerre, des éléments qui allaient dans le sens d’une revalorisation du mouvement. Ce fut notamment le cas pour l’utilisation des chars prévue lors des contre-attaques. Les généraux Georges et Keller insistèrent sur trois points concernant celles-ci : elles devaient être montées rapidement, puissamment constituées et déclenchées par surprise119. Cependant, les schémas tactiques continuaient de privilégier des préparations minutieuses et un séquençage de l’action contraires à la notion de soudaineté. En l’absence de changement doctrinal sur l’emploi des chars, la nécessité entrevue par Georges et Keller de réaction rapide et de pouvoir manœuvrer pour contrer les infiltrations de panzers était condamnée à n’être qu’une vue de l’esprit.

Surtout, il semble que dans la défensive, l’essentiel pour les responsables militaires français était de s’installer et d’attendre l’ennemi de pied ferme, sans vraiment agir contre lui avant qu’il ne vienne au contact. Gamelin a eu beau dire que la bataille que l’armée française allait mener au printemps 1940 serait défensive mais ne devrait pas être pour autant passive, nous n’avons trouvé que très peu de directives allant dans le sens d’une défense agressive. Car, ce qu’entendait le commandant en chef français par une défense active, c’était avant tout l’accumulation d’importants moyens et l’établissement d’une solide position, nullement l’action immédiate contre l’ennemi pour gêner sa manœuvre. Même dans la défensive, les servitudes de la bataille conduite amenaient donc à délaisser le mouvement, au profit de l’organisation d’« un bon champ de bataille »120.

Par conséquent, au 10 mai 1940, l’armée française ne possédait pas une véritable doctrine, moderne et cohérente, du combat antichar. Tout au plus il y avait-il des prémices d’innovations, mais elles restaient enserrées dans le carcan d’une tactique héritée de la Grande guerre. Bien que laissant de nombreux angles morts, les nouvelles prescriptions, prises une à une, étaient justifiées. La conception d’ensemble dans laquelle elles s’inscrivaient, ne l’était plus.

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