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L’armée, un outil bien en main ?

L’exercice du commandement

3.3 Les obstacles à l’exercice du commandement

3.3.2 L’armée, un outil bien en main ?

• La montre contre les Français

En mai 1940, Weygand a hérité d’une situation militaire très dégradée, tant sur le plan humain que matériel, du fait des nombreuses pertes subies par les armées alliées et de leur position stratégique délicate. À cet état de fait s’ajoutait une problématique qui concerne toutes les armées, à savoir qu’il ne suffit pas de rédiger des ordres pour que ceux-ci modifient le cours de la guerre. Encore faut-il qu’ils soient exécutés, le plus rapidement possible. Or, la machine de guerre française était confrontée à un double problème à ce niveau-là.

Le premier, structurel, a été largement étudié par l’historiographie de la défaite de 1940. Devant conduire une armée pensée pour faire une guerre de position moderne, le haut- commandement s’insérait obligatoirement dans un tel cadre en ce qui concernait le fonctionnement de sa chaîne de transmissions des ordres. Techniquement, celle-ci reposait sur les communications filaires, qui furent totalement dépassées dans le feu de l’action. Humainement, elle se basait sur un travail d’état-major méthodique, mais qui finit par se muer en une « bureaucratie des champs de bataille »248. Par conséquent, la chaîne de commandement française était par nature d’une lourdeur excessive, levier dont l’activation mettait beaucoup trop de temps à faire ressentir ses effets sur le terrain.

248 Karl-Heinz Frieser, Op. cit., p. 354.

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Le second, conjoncturel, tenait tout d’abord au tempo imposé par la Wehrmacht. Les soldats français et leurs chefs avaient été pris dans ce qui leur semblait être un carrousel de chars et d’avions, véritable tornade mécanique implacable. Si cette impression avait sa part de mythe et d’autosuggestion, elle n’en avait pas moins des fondements réels. Les Allemands bousculaient les codes tactiques et stratégiques du rythme de la bataille auxquels leurs voisins d’outre-Rhin avaient été habitués par leur hiérarchie. La rapidité avec laquelle se déroulaient les évènements risquait donc de voir les ordres de Weygand tomber dans le vide ou devenir sans objet. D’autant plus que, côté français, les premiers revers avaient entraîné une certaine confusion au sein des grandes unités françaises au contact de l’adversaire : unités partiellement détruites, replis mal exécutés, mélanges entre différents corps et armes, etc. L’évacuation du groupe d’armées n°1 à Dunkerque ne fit qu’aggraver ce phénomène. Reconstituer des divisions prêtes à combattre nécessitait du temps, que l’ennemi n’était pas disposé à laisser à Weygand. Ainsi, le manque structurel de rapidité dans le système de commandement français fut aggravé par les problèmes de concentration des divisions aux points souhaités par le généralissime dans le cadre de sa stratégie. Pour le plan de double contre-offensive du 22 mai 1940, il fallait faire venir de l’est des troupes pour constituer la manche sud de la tenaille, tandis qu’en Belgique, la

BEF et la Ière armée française devaient réajuster leur dispositif. Dans le cas de la préparation de la bataille d’arrêt, les unités blindées et motorisées avaient à être rassemblées, selon les vœux de Weygand en deux ou trois masses de manœuvre. Mais elles étaient tellement éparpillées sur le front et, pour partie, usées par les récents combats, que les réserves mécaniques demandées par le commandant en chef ne purent être constituées au 5 juin 1940, date de l’offensive allemande249.

Par conséquent, le facteur vitesse comme le facteur puissance n’ont pas fait partie du jeu que Weygand avait dans les mains, de son arrivée à la tête des armées française jusqu’à l’armistice.

• Des subordonnés parfois mauvais exécutants

Nous avons déjà montré que l’application au niveau de la division et sur le plan de la doctrine – entendu comme la manière de combattre – des ordres et instructions de Weygand a été imparfaite. Il en a été de même pour ses prescriptions aux échelles opérationnelles et stratégiques. Cependant, si dans le cas tactique, il a fallu insister sur le poids du cadre –

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enseignements de l’entre-deux guerres et difficultés matérielles, à l’échelon des armées nous allons nous concentrer sur les hommes, qui ont une action déterminante à ce niveau-là.

Le premier point d’achoppement entre Weygand et ses subordonnés fut leur volonté dans la lutte. Prenons l’exemple du général Blanchard. Le nouveau commandant du GA 1 était alors un homme dont le ressort avait été brisé, les évènements étant venus aggraver un naturel porté au pessimisme. Weygand ne put que constater que le successeur du général Billotte traînait des pieds dans l’exécution de ses ordres et ne manifestait pas la vigueur nécessaire à l’accomplissement de sa tâche. Il dut donc lui dire que la réussite des diverses manœuvres prévues par le haut-commandement était conditionnée par une résolution implacable de les faire aboutir250. Mais ces rappels ne surent affecter Blanchard, car, le 26 mai 1940, il déclara devant des officiers de son état-major qu’« [il voyait] très bien une double capitulation »251.

La seconde divergence était plus profonde, car elle touchait à la mise en application de la stratégie du généralissime français en ce qui concernait la future bataille de France. Il y avait là deux domaines de mauvaise exécution, dont le premier était les moyens stratégiques réclamés par Weygand. Les masses de manœuvre devant avoir pour base le reliquat des unités mécaniques et cuirassées de l’armée française, leur constitution s’est heurtée à des problèmes logistiques évidents. Mais pas seulement. Les généraux d’armées ont aussi renâclé à libérer leurs éléments blindés252, ne souhaitant pas se séparer de formations qui venaient étayer leur ligne de bataille. En ce qui concerne la demande de Weygand que le général Georges et le général Vuillemin se coordonnassent pour mettre en œuvre son instruction de harceler la Wehrmacht avant son passage à l’offensive, de toute évidence elle resta lettre morte. Ces deux officiers ne se sont jamais concertés dans un tel but ou alors il n’est rien sorti de concret d’une telle concertation. La preuve en est peut-être dans le fait que le général de l’armée de l’Air Girier, commandant du groupement mixte éponyme, ne reçut aucune missions avec des objectifs désignés des VIIe et Xe armées, alors qu’il fut spécialement mis à leur disposition du 26 mai au 5 juin253. Ensuite, et surtout, Weygand n’a pas été totalement obéi dans la mise en place du dispositif défensif français. Le généralissime s’était rendu compte de certaines réticences à exécuter ses consignes, signalant dès le 31 mai au général Georges que les instructions prises par le général Besson, commandant du GA 3, n’étaient pas dans l’esprit « d’une résistance acharnée sur la position actuelle, mais d’une manœuvre en retraite, sur une

250 SHD, 27N 79, Télégrammes du général Weygand au général Blanchard, n°1197 et n°1202 3/FT, 26 et 27 mai

1940.

251Marc Bloc, L’étrange défaite, Paris, Gallimard, 1990 (1ère éd. 1946), pp. 252 Pierre Rocolle, Op. cit., tome II, pp. 242 et 262.

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grande profondeur »254. Il demanda donc que des mesures fussent prises pour redresser ces ordres. Or, au 4 juin, les généraux Altmayer, Frère et Touchon – commandants les armées de la mer jusqu’à la ligne Maginot – n’alignaient que 11 divisions en premier échelon et 15 en arrière de la position. Philippe Masson en conclut que « de toute évidence [ces généraux] se prépar[aient] à une manœuvre en retraite »255. Le 5 juin, les Allemands passèrent à l’attaque, ne

laissant pas le temps à Weygand de rectifier cette situation dans un sens plus conforme à sa stratégie.

• Quelle place pour un commandant en chef dans la retraite ?

De façon générale, à partir de la rupture du front sur la Somme, le 8 juin 1940, Weygand a de moins en moins eu de possibilité d’agir sur le cours des évènements et sur les mouvements des armées françaises. Cela s’est accentué avec l’ordre de retraite générale du 12 juin 1940, retraite qui finira par se transformer en déroute avec le discours du 17 juin de Pétain. Les renseignements du généralissime furent de plus en plus aléatoires, ses communications avec les commandants d’armées se firent erratiques, comme en témoigne l’isolement du groupe d’armées n°2 dans le nord-est de la France, avec lequel le contact se limita rapidement à quelques messages radio. Le 15 juin, le général Georges informa son supérieur du tronçonnement définitif du dispositif français.

Pour le général Weygand, son rôle actif de commandant en chef s’arrêtait-là. D’après lui, il n’avait plus les moyens de peser sur la situation, que ce soit du fait des difficultés croissantes de communications entre le GQG et le front ou en termes de prérogatives afférentes à son titre de généralissime. Dans ce dernier cas, en effet, il avait déclaré au Conseil suprême interallié du 11 juin qu’« il ne [pouvait] plus intervenir dans la bataille en tant que commandant en chef, puisqu’il ne [disposait] plus d’aucune réserve »256. Ainsi, il ne lui restait qu’à définir le cadre

dans lequel les opérations seraient amenées à se dérouler, à laisser par suite la plus large autonomie aux différents groupes d’armées et à s’en remettre au général Georges « de la meilleure évolution des opérations »257. Trois choses qu’il considéra avoir fait par son

instruction personnelle et secrète du 11 juin 1940. Avec une telle vision, de prime abord il se

254 SHD, 27N 3 , Note du général Weygand au général Georges, n°1280 3/FT, 31 mai 1940. 255 Philippe Masson, Op. cit., p. 235.

256 SHD, 27N 4, Conseil suprême interallié, Séance du 11 juin 1940. Jean-Louis Crémieux-Brilhac rapporte que

Weygand a dit devant Churchill : « L’armée se bat sans aucune défaillance en raison de sa qualité, sans d’ailleurs [que je] n’y soi[s] pour rien », in Jean-Louis Crémieux-Brilhac, Op. cit., tome II, p. 674.

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déchargeait totalement du commandement sur les généraux Georges et Doumenc. Pourtant, Il semblerait plus que, sur cette question-là et au moins jusqu’au 16 juin, il ne fit que perdurer la répartition des tâches telle que nous l’avons décrite plus haut. Il continuait de porter l’entière responsabilité des opérations, mais laissait en totalité à d’autres leur conduite quotidienne, estimant qu’il n’apportait aucune plus-value au sein du haut-commandement en tant que généralissime. Cette décision était à ce titre le pendant à son choix par défaut de renoncer à tout objectif stratégique.

D’ailleurs, dans les faits, malgré le constat cette fois-ci absolument irrémédiable de la défaite militaire, le général Weygand entendait que la retraite qu’il venait d’ordonner fût exécutée avec discipline et sans défaillances d’aucune sorte. La précision de ses ordres et instructions pour le général Georges en atteste, lui signalant explicitement que « la direction d’ensemble des armées reste[rait] assurée et le sera[it] jusqu’au bout »258. Et cette « direction

d’ensemble des armées », il tenait « jusqu’au bout » à se l’assurer. C’est pourquoi il s’irrita d’apprendre que le général de Gaulle était allé directement conférer avec le général René Altmayer pour la constitution d’une ligne de défense en Bretagne259 ou s’assura auprès de

Reynaud que la discrimination des terrains d’aviation à neutraliser de ceux à conserver intacts serait faite par les officiers généraux de l’armée de l’Air compétent260. Weygand comptait qu’en

dépit de la défaite, son titre de commandant en chef ne fût pas que de pure forme, de même qu’il entendait que la retraite générale ne se transforme pas en débâcle.

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