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Assurer la survie d’une certaine France

5.1 Une simple suspension d’armes : ce que l’armistice n’était pas pour Weygand

5.1.1 L’Angleterre sera vaincue

• L’allié d’outre-Manche fragilisé

L’armée britannique avait perdu une grande partie de son matériel lourd dans la campagne des Flandres, et si l’évacuation de Dunkerque avait permis de sauver le corps expéditionnaire britannique, les divisions qui avaient pu sortir de la nasse étaient sans armes. Churchill avait lui-même insisté sur ce point au Conseil suprême interallié, le 31 mai et le 11 juin 1940, ne promettant à la première de ces dates que deux divisions disponibles pour le 22 juin. En fait de promesses, les Britanniques agacèrent Weygand à partir du déclenchement de la bataille de France, le 5 juin, puisqu’ils ne parlaient de fournir des

357 Weygand, Mémoires, tome III, Rappelé au service, Paris, Flammarion, 1950, p. 275. C’est lui qui souligne. 358 Bernard Destremau, Weygand, Perrin, Paris, 2001 (1ère éd. 1989), p. 561.

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renforts qu’à des horizons assez vagues et lointains359. Entendant ces propos, le

généralissime français en conclut que, d’une part, l’Angleterre « disposait [de] moyens réduits »360 et, d’autre part, il fallait attendre plusieurs mois avant que l’armée britannique puisse espérer repousser une invasion. Ils restaient donc seulement trois atouts à la Grande- Bretagne. Le premier était la Manche, dont Weygand admit devant Churchill qu’elle était « un excellent fossé antichars »361. La Royal Navy était également une carte maîtresse dans le jeu britannique. Cependant, toute la façade atlantique de l’Europe, des confins polaires de la Norvège aux Pyrénées, était ou allait être occupée par la Wehrmacht, permettant ainsi à la Kriegsmarine d’être un adversaire d’un tout autre acabit. Enfin, la Royal Air Force possédait certes un fort potentiel défensif, mais elle avait été éprouvée depuis le déclenchement de l’offensive allemande à l’Ouest. En outre, Weygand avait pu interpréter le refus britannique de trop engager leur aviation sur le continent comme un signe de faiblesse. Il savait donc, avant que l’armistice soit demandé puis signé, que le Royaume-Uni était dans une position très précaire.

Ces faits s’additionnèrent avec un état d’esprit peu disposé à croire en la victoire de la nation splendidement isolée. Peu disposé, il l’était par nature, au sens où en archétype de l’officier de cavalerie français, ce général de la vieille école évaluait mal le potentiel de la marine et de l’aviation britannique, ainsi que les ressources de son empire. La guerre se décidait en Europe continentale ; une fois la partie jouée sur ce terrain-là, le sort en était jeté. A cela s’ajoutait une réaction d’orgueil, visible dans la réponse qu’il fit à de Gaulle le 8 juin, quand celui-ci lui parla de l’Empire et du monde : « Quant au monde, lorsque j’aurai été battu ici, l’Angleterre n’attendra pas huit jours pour négocier ac le Reich »362. Tous les hauts-

gradés français pensaient la même chose, à savoir que l’armée britannique ne pouvait faire mieux que l’armée française, considérée jusqu’alors comme la première du monde. Les généraux français, Weygand en tête, avaient de l’estime pour leurs homologues anglais et appréciaient la qualité des soldats professionnels britanniques. Mais ils avaient encore en tête l’effondrement du front au printemps 1918 dans le secteur du Field Marshall Douglas Haig, où la situation ne fut rétablie que grâce à l’intervention des divisions françaises

359 SHD, 27N 4, Conseil suprême interallié, Séance du 11 juin 1940. Churchill déclare par exemple : « Si

l’armée française peut tenir jusqu’au printemps 1941, ce sont vingt à vingt-cinq divisions qui se trouveront disponibles ».

360 Weygand, Op. cit., pp. 525-526.

361 Winston Churchill, Mémoires, tome I, 1919-février 1941, Paris, Tallandier, 2009, p. 218. 362 Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, tome I, L’Appel, Paris, Plon, 1954, p. 45.

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envoyées en renfort par Pétain. Ce complexe de supériorité n’avait pu qu’être renforcé par ce que Weygand avait vu au cours des récentes opérations : le corps expéditionnaire britannique n’avait pas plus brillé que les armées françaises, et ne dut sa survie qu’au comportement de son chef, le général Gort, jugé peu honorable côté français. De même, si les responsables militaires de l’Hexagone étaient convaincus de la puissance de la Royal

Navy, ils furent déçus par les opérations navales dans le nord de la Norvège. Cet état d’esprit

peut se résumer dans la phrase que Weygand lâcha péremptoirement au général Spears, homme de liaison de Churchill auprès des responsables politiques et militaires français : « Comment voulez-vous réussir, là où l’armée française a échoué ? »363

• Prises de position de Weygand

Bernard Destremau a soutenu qu’« il n’a pas été possible de découvrir une seule personne à qui un tel propos [l’Angleterre demandera la paix rapidement] aurait été clairement tenu »364 de la part de Weygand. Une telle affirmation est pour le moins étonnante. Nous avons déjà cité l’échange du 8 juin 1940 entre Charles de Gaulle et le commandant en chef français. Henri de Kerillis a rapporté un témoignage similaire à Reynaud, en mars 1950. Un peu avant le Conseil des ministres du 13 juin 1940, le député de droite rencontra Weygand. A celui-ci qui avançait que la France avait souscrit un engagement envers l’Angleterre de ne pas faire de paix séparée, celui-là lui répondit sèchement : « Vos Anglais sont foutus. Ils en ont pour huit jours mon ami. » 365 Henri de Kerillis n’a pas pu reprendre ces paroles des Mémoires de guerre du général de Gaulle, ceux- ci ayant été publié en 1954. Du reste, Weygand se trahit lorsqu’il écrit que les premières impressions qu’il eut d’une insuffisante préparation des Allemands en vue d’envahir les îles britanniques lui vinrent lorsqu’il apprit que l’armée du Reich Wehrmacht manquait de matériel de transport et de débarquement366. Or, il n’eut connaissance de ces insuffisances

que quelques semaines après l’armistice. De même, Bernard Destremau, voulant prouver que le ministre de la Défense nationale de Vichy était convaincu de la victoire de l’Angleterre, produit des témoignages qui datent de juillet et d’août 1940, et qui tendent

363 Jean-Pierre Azéma, 1940, l’année noire, Paris, Seuil, 2010, p. 138. 364 Bernard Destremau, Op. cit., p. 597.

365 Paul Reynaud, Mémoires, tome II, Envers et contre tous, Paris, Flammarion, 1963, p. 405. Henri de Kerillis

fait allusion à cet échange dans Français, voici la vérité !, New York, Éditions de la maison française, 1942, p. 255.

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seulement à montrer que Weygand voyait possiblement se dessiner un match nul entre les deux belligérants367.

Les témoignages concordant du général de Gaulle et du député H. de Kerillis ainsi que les aveux involontaires de Weygand, confirment ce que son état d’esprit et les faits qu’ils savaient sur l’état des forces britanniques laissaient supposer quant à ce qu’il pensait de l’Angleterre : pour lui, elle allait à bref délai demander la paix.

Qu’il ait évolué sur ce point au cours des mois suivants n’est pas exclu. Mais il est établi qu’avant que l’armistice ne soit signé, Weygand a publiquement pris position sur le sort de la Grande-Bretagne en indiquant qu’il ne pouvait être que celui de la défaite.

• Comparaison avec la résistance dans l’Empire français

Une autre preuve de la conclusion que nous venons de faire peut être apportée si l’on se livre à un petit exercice comparatif. La question que l’on est en droit de se poser est la suivante : comment Weygand pouvait-il croire à la résistance de l’Angleterre alors qu’il ne croyait pas à celle de l’Empire ?

Les deux territoires étaient dans une situation assez semblable : peu de forces terrestres, séparés du continent par un bras de mer, mais avec une marine et une aviation puissantes368. Tenant compte de cela, la différence entre la Grande-Bretagne et l’Afrique du Nord française résidait dans le fait que Gibraltar est plus proche de l’Afrique (14,4 km soit 7,6 miles nautiques), que le Pas-de-Calais des côtes anglaises (34 km soit 18,4 miles nautiques). Et encore, c’était poser comme certain que Franco rentrerait dans la guerre au côté d’Hitler, ou du moins, laisserait les armées allemandes traverser l’Espagne. Au moins de juin 1940, l’état-major de l’Afrique du nord française avait mis en avant la menace espagnole sur le Maroc français. Mais le général Noguès affirmait à Weygand qu’il pourrait la repousser aisément. Le seul danger que ce dernier pouvait raisonnablement prendre en compte était donc que l’Espagne laisserait au minimum le libre passage à la Wehrmacht. Quand bien même, il aurait été curieux de prétendre que la Grande-Bretagne seule pouvait résister à une tentative d’invasion allemande, tout en avançant que l’Afrique du Nord française serait rapidement conquise alors que l’Angleterre restait encore en lice. Dans ce dernier cas, l’Allemagne aurait eu à faire face à l’alliance de la première et de la quatrième marines

367 Bernard Destremau, Op. cit., p. 599.

368 Les unités de l’armée de l’Air avaient été envoyées presque en totalité en Afrique du nord à la fin de la

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mondiales, de deux aviations conservant un potentiel certain, renforcées tous les mois par les livraisons américaines. Hitler aurait eu à choisir entre ces deux territoires pour une invasion, ce qui impliquait que, soit l’empire français, soit la Grande-Bretagne aurait menacé ses arrières. Enfin, s’il avait décidé d’attaquer l’Afrique du nord, il n’aurait pu le faire avant plusieurs semaines, le temps de redéployer la Luftwaffe dans la France méridionale, de faire traverser la péninsule ibérique ou la Méditerranée à son armée, etc.

Aussi, tenir cette double assertion qui relève de la mauvaise foi, montre deux choses : Weygand n’a pas étudié sérieusement la possibilité de résistance dans l’Empire, de même qu’il ne croyait pas, en juin 1940, en la possibilité d’une victoire de l’Angleterre.

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