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La vie de l’homme moyen.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 192-196)

Ce qu’Ulrich désigne par « vie probable », c’est tout d’abord une certaine compréhension de la conduite de la vie, dont il tire ensuite un certain nombre de conséquences concernant la manière dont on pourrait vivre.

Dans notre première partie, nous avons décrit cette compréhension de la conduite de la vie : il s’agit tout simplement de l’application de la technique des statistiques aux affaires humaines. Cet usage des statistiques permet de mettre à jour des régularités dont on a déjà connaissance (par exemple la répartition des naissances de filles et des naissances de garçons), mais aussi des régularités qui sont beaucoup moins évidentes (par exemple la constance d’un certain nombre de conscrits se mutilant pour échapper au service militaire). Mais le plus important, c’est que, cette démarche s’appuyant sur la formation de moyennes, elle aboutit à la formation d’une image, celle de « l’homme moyen ». Nous ne reviendrons pas sur l’origine de cette expression, à savoir Adolphe Quételet387, puisque Jacques Bouveresse a largement étudié cette question dans Robert Musil. L’homme probable388. Nous nous contenterons d’insister sur le fait que Musil ne s’intéresse pas seulement à la détermination de l’homme moyen, mais cherche à savoir jusqu’où l’on peut pousser l’application des probabilités aux affaires humaines. Un premier

387 Adolphe QUETELET, Sur l’homme et le développement de ses facultés. Essai de physique sociale, Paris, Bachelier, 1835. Dans

cet ouvrage, A. Quételet envisage successivement la détermination de l’homme moyen sous le rapport des qualités physiques (avec notamment la question des naissances et des décès, puis celle de la taille, du poids, de la force et de leur rapport), puis sous le rapport des qualités intellectuelles et morales, pour terminer sur la relation entre cet homme moyen et le système social.

388 Principalement au chapitre 5 intitulé « Pourquoi l’histoire humaine est toujours au fond celle de l’homme moyen »,

exemple de cette interrogation proprement musilienne se trouve dans le chapitre de la deuxième partie du roman où Ulrich discute de l’homme moyen avec sa sœur :

Une seule phrase, dans tout cela, était solide : supposé un jeu de hasard possible, le résultat montrerait la même répartition de chances et de malchances que la vie. Mais que le second membre de cette phrase hypothétique soit vrai ne permet nullement de conclure à la vérité du premier. Pour être croyable, la réversibilité du rapport exigerait une comparaison plus précise qui permettrait d’appliquer les notions de la probabilité aux événements historiques et intellectuels et de confronter deux domaines aussi différents.389

Que les résultats d’un jeu de hasard montrent la même répartition de chances et de malchances que la vie ne permet pas de conclure en retour que la vie est un jeu de hasard. Toute la question, nous semble-t-il, réside dans ce que Musil désigne par « jeu de hasard ». S’il faut comprendre par là un jeu de dés, c’est-à-dire un jeu où il y a équipossibilité pour les différentes faces du dé, alors on peut se demander si les régularités mises en évidence par les statistiques ne montrent pas justement que, dans le cas des affaires humaines, toutes les possibilités ne sont pas d’un poids égal et que l’on n’a donc pas à faire à la situation présupposée dans le jeu de dés.

Le deuxième exemple de l’interrogation proprement musilienne se trouve dans la discussion d’Ulrich avec Gerda à propos des statistiques, dans la première partie du roman. Dans le passage suivant que nous avons déjà cité, il nous semble que Musil, à travers Ulrich, prend au sérieux l’expression même de « physique sociale » qui sert de sous-titre au livre d’Adolphe Quételet :

Admettons que les choses se passent dans le domaine moral comme dans la théorie cinétique des gaz : tout se confond en désordre, chaque élément fait ce qu’il veut, mais quand on calcule ce qui n’a pour ainsi dire aucune raison d’en résulter, on découvre que c’est précisément cela qui en résulte réellement ! Il y a d’étranges coïncidences !390

Toute la question est alors de savoir ce que l’on doit faire de cette comparaison qu’Ulrich pose dès le départ : les choses se passent-elles dans le domaine moral comme dans la théorie cinétique des gaz ? La situation initiale est-elle comparable à celle de la théorie cinétique des gaz : chaque élément fait-il ce qu’il veut ? Et en quel sens ?

389 HSQ II, §47, p. 511. 390 HSQ I, §103, p. 618.

2. L’impersonnalité.

Ce qui nous importe bien davantage que la question de la compréhension des affaires humaines en termes statistiques et de probabilités, c’est ce qu’Ulrich en tire concernant la conduite de la vie.

On notera tout d’abord que le point de vue statistique est directement lié à la notion d’« homme sans qualités », comme en témoigne l’épisode de l’arrestation d’Ulrich par la police. Pour être intervenu en faveur d’un ouvrier qui avait « échangé des mots » avec des bourgeois, Ulrich se retrouve en effet au poste de police. Il fait alors l’expérience de ce que Musil appelle le désenchantement statistique :

Nom ? Âge ? Profession ? Adresse ? Ulrich fut interrogé. Il crut être tombé dans une machine qui le démembrait en éléments impersonnels et généraux avant même qu’il eût été seulement question de son innocence ou de sa culpabilité. Son nom, les deux mots les plus pauvres d’idées, mais les plus riches d’émotion de la langue, son nom ici ne disait rien du tout. Ses travaux, qui lui avaient valu l’estime d’un monde qui passe pourtant pour solide, le monde savant, étaient absents de ce monde ci ; on ne l’interrogea pas une seule fois sur eux. Son visage n’était qu’un signalement ; il avait l’impression de n’avoir jamais pensé jusqu’alors que ses yeux étaient des yeux gris, l’une des quatre pairs d’yeux officiellement admises qui se retrouvent en millions d’exemplaires ; ses cheveux étaient blonds, sa taille élevée, son visage ovale, et il n’avait pas de signes particuliers, bien que lui-même fût là-dessus d’un autre avis. … C’est pourquoi il demeura capable d’apprécier, même en cet instant, le désenchantement que la statistique faisait subir à sa personne, et la méthode de signalement et de mensuration que le policier lui appliquait l’enthousiasma comme un poème d’amour inventé par Satan.391

Deux éléments sont importants dans cet épisode. Tout d’abord, c’est là la description très précise de l’usage qui sera fait de la perspective d’Adolphe Quételet, à savoir les recherches anthropométriques dont Musil avait connaissance392. Ensuite et surtout, Ulrich s’enthousiasme pour une telle méthode. La première explication qu’on peut donner de cet enthousiasme « satanique », c’est le fait qu’une telle méthode n’accorde aucune importance à ce qui habituellement est doué de valeur : le nom et le prénom, mais surtout l’estime liée au travail et la classe sociale à laquelle on appartient en vertu de ce métier. Tout cela ne vaut rien face à ce qui est enregistré : les yeux, la couleur des cheveux, la taille, la forme du visage, etc. Or, Ulrich est

391 HSQ I, §40, p. 200.

392 Cf. J II, cahier 30, p. 263-264, sur la question des empreintes digitales et les travaux de H. Faulds, F. Galton et

précisément dans cette situation où il n’aime plus son métier et n’accorde aucune importance à l’ordre social. Cette méthode de signalement le conforte dans son désamour pour son métier et pour l’ordre social.

Mais on peut donner une autre explication plus générale : une telle méthode participe du renouvellement de la conception de la personne. Dans notre première partie, nous avons souligné que la psychologie, selon Musil, permet de reconnaître tout ce qu’il y a d’impersonnel dans ce que l’on appelle la personnalité :

Le Moi n’est plus ce qu’il était jusqu’ici : un souverain qui promulgue des édits. Nous apprenons à connaître les lois de son devenir, l’influence que son entourage a sur lui, ses différents types de structure, son effacement aux moments de la plus grande activité, en un mot, les lois qui régissent sa formation et son comportement. Songez-y, ma cousine : les lois de la personnalité ! C’est comme si l’on parlait d’un Syndicat des serpents venimeux ou d’une Chambre de commerce des voleurs ! En effet, comme les lois sont ce qu’il y a de plus impersonnel au monde, la personnalité ne sera bientôt plus que le point de rencontre imaginaire de l’impersonnel, et il sera difficile de lui garder cette position honorable dont vous ne pouvez vous priver…393

Si l’on ajoute à cela l’utilisation de l’anthropométrie et plus largement celle des statistiques, il ne reste alors plus rien de la conception traditionnelle de l’individu :

Je vous ai dit un jour qu’il restait d’autant moins d’éléments personnels dans le monde que nous y découvrions davantage d’éléments vrais, parce qu’il se poursuit depuis longtemps contre l’individu un véritable combat dans lequel celui-là perd chaque jour du terrain. Je ne sais ce qu’il restera de nous pour finir, quand tout sera rationalisé. Rien peut-être ; mais peut-être aussi entrerons-nous, lorsque la fausse signification que nous donnons à la personnalité se sera effacée, dans une signification nouvelle qui sera la plus merveilleuse des aventures.394

Ce passage nous révèle l’enjeu des progrès dans la connaissance de l’individu. L’établissement de lois et de régularités statistiques n’a pas pour conséquence la disparition du moi ou de la personnalité, cela n’aurait de toute façon aucun sens puisque cela signifierait que la connaissance modifie son objet d’étude. En réalité, ce qui est modifié, c’est l’idée que l’on se fait du moi et de la personnalité. Par conséquent, l’intérêt du point de vue statistique, c’est de renouveler de manière générale l’idée ou la conception que l’on se fait du moi, et pour l’individu l’idée qu’il se fait de lui-même, c’est-à-dire de ses caractéristiques autant physiques

393 HSQ I, §101, p. 597. 394 HSQ I, §114, p. 720-721.

qu’intellectuelles ou morales. En même temps, cela laisse complètement indéterminée l’aventure qui est suggérée par Ulrich, alors que c’est là l’essentiel : quelle est cette aventure ? Plus généralement, quelle conduite de la vie tirer de ce point de vue statistique ?

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 192-196)

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