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Le critère du possible.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 61-64)

On peut se demander si ces succès dans la recherche de régularités, devenue une façon de voir et d’agir, ne transforment pas au final le concept même de possibilité.

C’est de ce côté que l’on pourrait tirer la référence à Nietzsche dans les Dictées et le Cahier brun. Dans les Dictées, Wittgenstein s’attaque en effet à la compréhension de la signification comme d’un corps déterminant ce que l’on peut dire et à la compréhension des mathématiques comme portant sur des entités (les formes et les nombres) déterminant ce que l’on peut penser et faire. Surtout, il les rapporte à une conception plus générale de la possibilité, qui en fait quelque chose de comparable à une ombre et qui correspond à la justification par Nietzsche de l’éternel retour :

Ce malentendu est exactement de la même espèce que celui qui consiste à concevoir la possibilité comme une réalité semblable à une ombre. Ainsi dit-on effectivement, en géométrie, au lieu de « Entre deux points, on peut tracer une droite » : « Deux points sont situés sur une droite. » À cela se rattache aussi la justification de fond que donne Nietzsche de l’affirmation de l’éternel retour, lorsqu’il dit que « Ce qui peut arriver, cela doit déjà être arrivé ».110

Dans la conception du corps de signification et dans le platonisme en mathématiques, ce que l’on peut dire, penser ou faire, n’est que l’ombre du corps de signification ou des entités mathématiques, de même que la possibilité d’un événement n’est que l’ombre d’un événement déjà arrivé. Autrement dit, le corps de signification, l’entité mathématique ou l’événement ayant eu lieu déterminent ce qui est possible, et la possibilité n’en est que l’ombre.

Le Cahier brun est intéressant en ce qu’il montre que l’on peut comprendre cette conception de la possibilité autrement que comme une erreur : plutôt comme un changement de critère dans l’usage du concept de possibilité. Le point de départ est relativement différent, puisqu’il s’agit pour Wittgenstein d’examiner le concept de possibilité quand il caractérise la capacité d’un individu à faire quelque chose, plus précisément d’examiner les critères selon lesquels un individu est dit capable de faire telle ou telle chose. Il imagine alors la situation suivante :

49) Imagine une tribu dont le langage ait une expression qui corresponde à notre « il a fait ceci et cela », et une autre qui corresponde à notre « il peut faire ceci ou cela », cette dernière n’étant cependant utilisée que lorsque son utilisation est justifiée par le même fait que celui qui justifierait aussi la première expression. …

Les locutions « il a fait ceci et cela » et « il peut faire ceci et cela » ont-elles le même sens dans ce langage, ou ont-elles des sens différents ? Si tu y réfléchis, une chose te poussera à dire oui, autre chose à dire non. Cela montre seulement que la question n’a pas ici un sens bien défini. Tout ce que je peux dire, c’est : si le fait qu’ils disent seulement « il peut… » s’il a fait… est ton critère de ce qu’elles aient le même sens, alors les deux expressions ont le même sens. Si ce sont les circonstances où une expression est utilisée qui font son sens, les sens sont différents. L’utilisation qu’on fait du mot « pouvoir » – l’expression de la possibilité en 49) – peut éclairer l’idée que ce qui peut avoir lieu doit avoir eu lieu auparavant (Nietzsche).111

Dans ce passage, on retrouve l’idée que ce qui peut arriver doit déjà être arrivé : on dira d’un individu qu’il peut faire telle ou telle chose s’il l’a déjà faite. Mais la compréhension est

110 D, p. 181. 111 CBr, p. 173.

différente de celle proposée dans les Dictées, puisqu’il ne s’agit pas tant de combattre une conception égarante que de comprendre ce que l’on fait en affirmant cela. Affirmer d’un individu qu’il peut faire telle ou telle chose s’il l’a déjà faite, c’est adopter un certain critère concernant le concept de capacité : le sens de « il peut le faire » est identique à celui de « il l’a déjà fait ». Et de la même manière, pourrions-nous ajouter, affirmer qu’on peut dire telle ou telle chose si ce concept a déjà telle ou telle signification, c’est adopter un certain critère concernant le concept de « pouvoir dire » (d’usage), et affirmer qu’on peut faire telle ou telle chose en mathématiques si telle ou telle entité le permet, c’est adopter un certain critère concernant le concept d’opération.

Quelle conclusion en tirer quant à ce qui nous intéresse : le lien entre régularités et possibilité ? Les succès dans la recherche de régularités transforment le concept de possibilité au sens où ils en modifient les critères : est possible ce à quoi on peut s’attendre en fonction des régularités observées. Autrement dit, « telle chose est possible » a le même sens que « on peut s’attendre à la chose en question ». En même temps, on soulignera la différence avec le critère précédent, celui de Nietzsche : est possible non pas ce qui a déjà eu lieu, mais ce à quoi on peut s’attendre en fonction des régularités observées. Il nous semble qu’il n’y a pas là seulement une différence liée à la répétition, comme s’il suffisait, avec le premier critère, que l’événement ait eu lieu une fois, alors qu’avec le deuxième critère, il faudrait qu’on ait observé la répétition d’un événement. Ce qui distingue la deuxième situation, c’est le rôle joué par l’induction : c’est l’observation et l’attente qui en découle qui deviennent le critère du possible. Et notre propension à adopter un tel critère est d’autant plus forte qu’en vertu des succès dans la recherche de régularités, il est devenu impensable que ce qui se produit ne puisse pas être rapporté à des régularités.

La conséquence pour le sens du possible, ce n’est plus tant le fait que l’attente s’y oppose, que le fait que ce à quoi l’on peut s’attendre devient le critère du possible et qu’il devient impensable que ce qui se produit ne relève pas d’une régularité. C’est le sens de « possible » dans « sens du possible » qui est modifié de deux manières : par l’attente en fonction des régularités et par l’attente que tout ce qui se produit relève d’une régularité.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 61-64)

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