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La loi des grands nombres comme forme de description.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 82-86)

Ce qui est donc fondamental aussi bien pour la détermination de ce qui est également possible que pour la visibilité des possibilités improbables, c’est le fait que, selon Musil, ce sont toujours les mêmes possibilités qui se répètent. Non seulement ce sont toujours plus ou moins les mêmes possibilités qui se sont réalisées, mais en plus, on peut s’attendre à ce que ce soient toujours plus ou moins les mêmes qui se réalisent. On voit ici à nouveau le lien qu’il y a entre régularités, en l’occurrence statistiques, et induction. Au fondement du fait que nous nous attendons à ce que seules certaines possibilités se réalisent, et bien que nous puissions en concevoir de différentes, se trouve l’induction :

Tout autre est le cas que présentent les éventualités en matière d’assurance : il s’agit ici de probabilités a posteriori – ce qui n’a absolument rien à voir avec la probabilité proprement dite .

Qu’a-t-on donc véritablement énoncé en disant qu’un quadragénaire a telle et telle probabilité d’atteindre sa soixantième année ? Nous avons ici un énoncé statistique : Sur tant et tant de quadragénaires, tant et tant ont atteint soixante ans. Cela veut-il dire que dans l’avenir également le même pourcentage atteindra cet âge ? Nullement. En revanche, il est vrai que la compagnie d’assurance escompte que ce calcul restera valable dans l’avenir. Mais c’est là simplement une

induction, tout comme dans le cas d’une loi de la nature.158

L’intérêt de la position d’Ulrich, dans sa conversation avec Gerda au chapitre 103 de la première partie du roman, c’est non seulement qu’il articule régularités statistiques et induction,

mais en plus qu’il rapporte cette attente, l’induction, à ce que l’on appelle la loi des grands nombres :

Quoi qu’il en soit, en effet, la possibilité d’une vie ordonnée repose toute entière sur cette loi des grands nombres ; si cette loi de compensation n’existait pas, il y aurait des années où il ne se produirait rien, et d’autres où plus rien ne serait sûr ; les famines alterneraient avec l’abondance, les enfants seraient en défaut ou en excès et l’humanité voletterait de côté et d’autre entre ses possibilités célestes et ses possibilités infernales comme les petits oiseaux quand on s’approche de leur cage.159

Avec les régularités statistiques concernant la démographie, les ressources naturelles ou encore les rapports sociaux, il en va en effet de la possibilité d’une vie ordonnée, c’est-à-dire d’une vie où des attentes sont possibles. Mais le plus important, c’est que Musil rapporte ici les régularités et l’induction à ce que l’on appelle « la loi des grands nombres », qu’il décrit de manière non technique comme une loi de formation de moyenne à partir d’un très grand nombre de cas160. Toute la question est alors de savoir en quoi il s’agit là d’une loi. L’enjeu est le suivant. Jusque-là, Ulrich en était resté au simple constat, dont il fait part à Gerda, de l’existence de multiples régularités statistiques concernant les divorces en Amérique, le rapport des naissances de garçons et de filles, etc. Mais avec la loi des grands nombres intervient l’idée que, si l’on a affaire à un grand nombre de cas, de telles régularités « doivent » se former. Ce qui peut être présenté comme un fait, que ce soit toujours les mêmes possibilités qui se réalisent, est en réalité une règle. Ulrich défend-il cela ? Pense-t-il que nos attentes et les régularités elles-mêmes sont fondées dans une loi des grands nombres ? Il ne semble pas que ce soit le cas, puisqu’à ses yeux, ce statut de loi est problématique :

Permettez-moi d’ajouter que l’on a tenté d’expliquer logiquement cette loi des grands nombres en la considérant comme une sorte d’évidence. On a prétendu, au contraire, que cette régularité dans des phénomènes qu’aucune causalité ne régit ne pouvait s’expliquer dans le cadre de la pensée traditionnelle ; sans parler de mainte autre analyse, on a aussi défendu l’idée qu’il ne s’agissait pas seulement d’événements isolés, mais de lois, encore inconnues, régissant la totalité.

159 HSQ I, §103, p. 615.

160 Ibid. : « On appelle ça, obscurément, la loi des grands nombres. Par quoi l’on peut dire à peu près que, si un

homme se tue pour telle raison et un autre pour telle autre, dès que l’on affaire à un très grand nombre, le caractère arbitraire et personnel de ces motifs disparaît, et il ne demeure… précisément, qu’est-ce qui demeure ? Voilà ce que j’aimerais vous entendre dire. Ce qui reste, en effet, vous le voyez vous-même, c’est ce que nous autres profanes appelons tout bonnement une moyenne ». Même si le but d’Ulrich n’est pas de donner une définition technique de la loi des grands nombres, il est clair que manquent quelques aspects essentiels, notamment la question de l’accord ou de la convergence entre la formation de cette moyenne et ce qui a été calculé.

Je ne veux pas vous ennuyer avec les détails, d’autant que je ne les ai plus présents à l’esprit, mais personnellement, il m’importerait beaucoup de savoir s’il faut chercher là-derrière quelque mystérieuse loi de la nature ou si tout simplement, par une ironie de la Nature, l’exceptionnel provient de ce qu’il ne se produit rien d’exceptionnel, et si le sens ultime du monde peut être découvert en faisant la moyenne de tout ce qui n’a pas de sens.161

Ni l’évidence, ni la référence à un autre type de pensée, ni l’idée d’une loi régissant la totalité, ne semblent justifier ce statut de loi. Il faudrait plutôt y voir une ironie de la Nature, dans un renversement du sens qu’a cette expression chez Kant. Ce passage peut en effet être compris comme une critique de l’introduction de L’idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique. Kant y fait référence au cours régulier des manifestations de la liberté humaine, dont les statistiques peuvent nous donner une idée, et surtout affirme qu’on peut y voir une ironie de la Nature, puisque les hommes « en poursuivant leurs fins particulières en conformité avec leurs désirs personnels, et souvent au préjudice d’autrui, ils conspirent à leur insu au dessein de la nature »162. Musil aussi parle d’une ironie de la nature, mais en en renversant le sens : là où Kant voit de l’ironie dans le fait que le non-sens des actions individuelles laisse paraître le sens de l’histoire, Musil voit de l’ironie dans le fait que ce que l’on tient pour le sens ultime du monde n’est peut-être que la moyenne de tout ce qui n’en a pas.

Autrement dit, la loi des grands nombres n’est peut-être rien d’autre que le fait de régularités dont nous transformons l’existence en une loi plus ou moins mystérieuse. Il nous semble qu’on peut appliquer ici ce que Wittgenstein dit des lois de la nature et que nous avons déjà mentionné dans le chapitre précédent. Les succès dans la recherche de régularités au moyen des statistiques incitent à penser qu’il doit y avoir des régularités dès qu’on à affaire à un grand nombre d’événements ou d’individus. Telle serait la loi des grands nombres : un phénomène dont l’existence est nécessaire163. Comme on le voit avec le renversement de la position kantienne, Ulrich s’oppose à cette compréhension des régularités statistiques, de même que Musil reprend une critique de l’idée de « loi » des grands nombres dans ses notes sur le 3e chapitre du livre de Timerding, qui porte précisément sur cette question :

161 Ibid.

162 Emmanuel KANT, Opuscules sur l’histoire, trad. S. Piobetta, Paris, GF, 1990, p. 70.

163 Pour une analyse du statut problématique de la loi des grands nombres, voir Jacques BOUVERESSE, Robert Musil.

L’homme probable, op. cit., p. 184 sq., notamment les p. 188-194, autour du double statut apparent de cette loi, entre

Beaucoup de fréquences statistiques relatives forment des séries stationnaires. Les événements sont indépendants les uns des autres, comment donc expliquer l’invariabilité approximative de la série des fréquences relatives ?

(À l’inverse des mesures, où il s’agit d’expliquer les écarts.)

Le fait de l’existence de ces nombres est appelé loi des grands nombres →loi de l’invariabilité voir plus haut←, mais ce n’est que la constatation d’un fait. C’est-à-dire : plutôt que d’une loi, il s’agit d’un principe de choix, puisque l’on choisit précisément des fréquences relatives constantes. (Timerding commet ici l’erreur de négliger que la possibilité en est donnée objectivement.)

Comme la constance n’est jamais absolue, il y a dans son acceptation une part d’arbitraire. Il se peut aussi qu’à la place de variations irrégulières autour d’une valeur moyenne, on ait des modifications systématiques, mais que celles-ci soient beaucoup plus petites qu’on ne l’attendait ; là aussi, la loi des grands nombres est un point de vue utilisable.164

Musil partage la critique de Timerding à l’encontre de l’idée de « loi » des grands nombres, même s’il marque son désaccord sur un point. Ce qu’il lui accorde, nous semble-t-il, c’est tout d’abord qu’il y a un fait de l’existence de fréquences statistiques relatives, ensuite que ce fait est un fait, et non une loi, enfin que cette supposée loi est au mieux un principe de choix des fréquences, de ce que l’on compte comme une fréquence relative. Le désaccord ne porte que sur cette question du choix : là où Timerding a tendance à souligner la part d’arbitraire dans le choix, Musil souligne au contraire qu’on trouve dans la réalité des raisons de compter telle ou telle chose comme une régularité. Ainsi, quoiqu’il en soit de ce désaccord, l’essentiel est que la loi des grands nombres n’est tant une loi qu’un principe permettant de choisir des événements pour en montrer la régularité. Nous avançons l’idée que c’est là ce que Wittgenstein appelle une forme de description. Cela expliquerait pourquoi on peut avoir l’impression que la loi des grands nombres est à la fois une vérité a priori et un phénomène observable. Comme elle est la forme que prend toute description statistique, elle semble être une vérité indépendante et antérieure à toute description particulière, mais comme on retrouve cette forme dans chacune des descriptions statistiques, alors on a l’impression de la vérifier dans chacune d’entre elles. Vérité à la fois a priori et vérifiée par la faits, on en fait alors une loi.

La conséquence que l’on tirera de tout cela, c’est que ce qui peut apparaître comme une loi – ce sont toujours les mêmes possibilités qui se réalisent – est au mieux un fait, qu’il n’y a donc aucune nécessité mais seulement des raisons à cela.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 82-86)

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