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L’équipossibilité comme supposition.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 74-77)

Si nous avons décrit aussi longuement l’usage des statistiques, c’est avant tout pour en montrer non seulement la possibilité, mais aussi l’extension et le succès. Les statistiques contribuent en bonne partie à l’extension et au succès de la recherche et de l’établissement de

138 HSQ I, §103, p. 618.

régularités en général, que nous avons décrits dans le chapitre précédent. À partir de là, nous allons pouvoir en examiner les conséquences ambivalentes quant au sens du possible.

Au premier abord et à juste titre, on peut dire que l’usage et les succès des statistiques jouent contre le sens du possible. Jacques Bouveresse décrit le problème ainsi :

Ces questions à propos des statistiques et de la loi des grands nombres sont importantes pour comprendre la difficulté principale à laquelle Musil s’est attaqué dans L’Homme sans qualités, une difficulté que l’on pourrait formuler en disant que ce qui arrive est toujours le probable, ce qui explique que ce soit « toujours la même histoire » qui se répète, bien qu’il n’y ait apparemment rien qui empêche absolument l’improbable et même éventuellement le plus improbable d’arriver et que le problème d’Ulrich soit justement de savoir dans quelle mesure et de quelle façon on pourrait éventuellement contribuer à le faire arriver.140

Autrement dit, les statistiques montrent que, même s’il y a différentes possibilités, différentes actions ou différents événements possibles, ce sont toujours plus ou moins les mêmes qui se réalisent. Ainsi, toutes n’ont pas la même probabilité, ce qui, en un sens, limite grandement le champ d’application du sens du possible.

Citons de nouveau le chapitre 4, qui décrit et définit le sens du possible, en soulignant les éléments qui nous importent ici :

L’homme qui en est doué, par exemple, ne dira pas : ici s’est produite, va se produire, doit se produire telle ou telle chose ; mais il imaginera : ici pourrait, devrait se produire telle ou telle chose ; et quand on lui dit d’une chose qu’elle est ce qu’elle est, il pense qu’elle pourrait tout aussi bien être autre. Ainsi pourrait-on définir simplement le sens du possible comme la faculté de penser tout ce qui pourrait être « aussi bien », et de ne pas accorder plus d’importante à ce qui est qu’à ce qui n’est pas.141

Il nous semble que la première et la deuxième parties de ce passage, la description et la définition, ne concordent pas. Dans un premier temps, le sens du possible est la faculté de penser de toutes choses qu’elles pourraient aussi bien être autres, alors que, dans un second temps, il est faculté de penser tout ce qui pourrait être aussi bien. La différence est de taille. Dans le premier cas, c’est bien de toutes choses que l’homme du possible pense qu’elles pourraient tout aussi bien être autres, alors que, dans le deuxième cas, ce n’est que de certaines choses qu’on peut penser qu’elles pourraient tout aussi bien être autres. Or, que nous apprennent l’usage et le succès des

140 Jacques BOUVERESSE, Robert Musil. L’homme probable, op. cit., p. 194. 141 HSQ I, §4, p. 20.

statistiques ? On pourrait dire qu’elles montrent justement que tout événement, toute action, ne pourrait pas « tout aussi bien » être autre : il est plus probable que ce soit cet événement, cette action, qui se réalise, et non tel autre événement ou telle autre action. Tous les événements, toutes les actions possibles, n’ont justement pas la même probabilité de réalisation, ce sont toujours plus ou moins les mêmes qui se réalisent. Ainsi, l’homme du possible ne peut dire de toutes choses qu’elles pourraient aussi bien être autres. Il semble donc que seule la deuxième formule du chapitre 4 ait un sens, ce qui réduit grandement le champ d’application du sens du possible. Non seulement c’est aux statistiques de dire là où le sens du possible peut s’appliquer, mais en plus les succès des statistiques dans leur capacité à mettre en évidence des régularités et des degrés de probabilité montrent que ce champ d’application est assez restreint.

Quand le sens du possible est pensé en rapport avec les statistiques, ce sont ces dernières qui déterminent ce qui est également possible, ou du moins qui servent de fondement à la détermination de ce qui est également possible. C’est cette idée que Musil retient de la fin du 4e chapitre du livre de Timerding, consacré aux cas également possibles. Après avoir pris quelques notes sur les positions de Galilée, Huygens, Laplace, Kries, Lange, Lourié, Stumpf et Wolf, il termine en citant Timerding. Voici la citation en question (2e§) à laquelle nous ajoutons ce qui la précède (1er§) :

Le fait que le comptage des occurrences dans un grand nombre de cas observés soit la seule façon sûre de juger si des cas sont également possibles peut être reconnu sur l’exemple du jeu de dés. Si nous admettons a priori qu’avec un dé chaque coup est également possible, alors il s’agit d’abord d’une assomption non démontrée et non confirmée, pour laquelle nous devons encore, s’il doit s’agir d’une détermination exacte et non pas simplement d’un point de départ approximatif, qui est la seule chose que l’on exige dans le cas des jeux de hasard, trouver un contrôle par l’expérience. …

L’introduction des cas également possibles représente donc toujours une supposition plus ou moins indéterminée qui réclame encore confirmation, et comme cette confirmation est fournie par la loi des grands nombres, celle-ci n’est pas fondée par la probabilité, mais doit plutôt lui servir de fondement en tant que donnée indépendante.142

La conséquence qu’on peut en tirer est effectivement celle de J. Bouveresse, dans son commentaire de ce passage : « Le principe de l’équipossibilité des différents cas n’est donc pas a

142 Hans Emil TIMERDING, Die Analyse des Zufalls, op. cit., p. 68. Le premier paragraphe est cité et traduit par

priori, il ne constitue dans le meilleur des cas qu’une hypothèse provisoire que l’on peut être amené à corriger ensuite sérieusement »143.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 74-77)

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