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Lois naturelles et cas concevables.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 89-92)

C HAPITRE 4 : L OIS ET CAUSALITE

2. Lois naturelles et cas concevables.

À partir de là, on peut formuler le problème qui nous intéresse. L’établissement de régularités comme l’établissement de lois de la nature sont en lien avec nos attentes. Dans le premier cas, si l’on veut savoir ce qui pourrait se produire, l’observation de régularités restreint les possibilités envisageables. Le fait d’observer telle ou telle régularité restreint les possibilités auxquelles on peut s’attendre : ce sont toujours les mêmes possibilités, celles qui se répètent, qui sont prises en considération. La question est alors de savoir en quel sens et dans quelle mesure, dans le deuxième cas, l’établissement de lois concernant les régularités modifie nos attentes, restreint les possibilités envisageables.

L’intérêt de la position de Wittgenstein concernant les lois de la nature tient justement à ce qu’il les pense en relation avec le concept d’attente : « Une hypothèse est une loi pour la construction de propositions. On pourrait dire également : Une hypothèse est une loi pour la construction d’attentes »173. Et qu’elles puissent être pensées ainsi permet de comprendre en quoi elles ne sont pas seulement des descriptions, des résumés de faits passés :

171 WCV, 25 décembre 1929, p. 33. 172 RqP, I, §1, p. 52.

173 RqP, XXII, §228, p. 272. On notera au passage que Wittgenstein, comme Musil, assimile la plupart du temps

La physique construit un système d’hypothèses sous les espèces d’un système d’équations …

La physique n’est pas de l’histoire. Elle prophétise. Si l’on voulait concevoir la physique uniquement

comme un compte rendu des faits jusqu’ici observés, il lui manquerait alors l’essentiel : le rapport au futur.174

Dans notre perspective, nous mettrons l’accent sur le concept de possibilité. Si la physique n’est pas seulement de l’histoire, un compte rendu des faits jusqu’ici observés, cela tient à ce qu’elle détermine ce à quoi on peut s’attendre : ce qui se produira si l’on mène telle ou telle expérience ou ce qui se produirait si l’on menait telle ou telle expérience. La différence entre ces deux formulations, la détermination d’une prédiction et le raisonnement contrefactuel175, n’est pas importante ici. Ce qui importe, c’est le fait qu’on puisse déterminer avec certitude la conséquence de la modification effectuée dans l’expérimentation. Autrement dit, la physique, au moyen des lois de nature, permet de rendre compte des faits observés mais aussi de tous les cas concevables, c’est-à-dire d’indiquer ce qui se produira pour n’importe quel cas concevable.

Pour illustrer cette idée, on peut mentionner à nouveau l’exemple que Musil tire de Mach et que nous avons déjà cité dans notre premier chapitre, à propos de la méthode de la modification :

La méthode de la modification nous présente des cas de faits analogues qui comportent pour une part des éléments communs, pour une autre des éléments différents. Ce n’est que lors de la comparaison de différents cas de discontinuité de la lumière avec des angles variables de pénétration que peut apparaître ce qui est commun, la constance du coefficient de réfraction, et ce n’est qu’en comparant la discontinuité des diverses couleurs que l’attention se trouve attirée sur la différence, l’inégalité des coefficients. La comparaison conditionnée par la modification conduit à l’attention jusqu’aux plus hautes abstractions et en même temps jusqu’aux distinctions les plus subtiles (CSP, 258).176

174 WCV, 22 mars 1930, p. 74.

175 On pourrait objecter que ce n’est pas cela qui fait d’une loi de la nature une loi de la nature, dans la lignée

notamment des remarques que fait Fred DRESTSKE dans son article « Laws of nature » (Philosophy of Science, vol. 44,

n°2 (juin 1977), p. 248-268, notamment p. 255-256). En même temps, le but de Wittgenstein n’est pas d’indiquer ce qui définit de manière suffisante les lois de la nature, mais d’en indiquer un trait caractéristique, sans doute non suffisant, ou en tout cas explicable au moyen de l’indication d’un lien causal. Cette dimension causale des lois de la nature n’est d’ailleurs pas absente du Tractatus, bien que problématique dans ses termes : « 6.36 – S’il y avait une loi de causalité, elle pourrait se formuler : “Il y a des lois de la nature.” Mais à la vérité on ne peut le dire : cela se montre » (T, p. 107). Nous comprenons cela ainsi. Qu’il ne faille pas tomber dans la croyance en un lien causal (T, 5.1361, p. 73), dans « l’illusion que les prétendues lois de la nature sont des explications des phénomènes de la nature » (T, 6.37, p. 108), n’empêche pas que la causalité soit la forme de description des lois de la nature que nous établissons. Nous reviendrons sur ce point par la suite.

Dans cette situation, la méthode de la modification a une fonction heuristique : envisager et comparer différents cas possibles de discontinuité de la lumière avec des angles variables de pénétration permet de faire apparaître ce qui est commun, la constance du coefficient de réfraction, que l’on peut alors formuler de la manière la plus abstraite, sous la forme d’une loi. Cet exemple est repris par Mach dans un passage des Populär-wissenschaftliche Vorlesungen mais traité de manière différente. Plus précisément, le rapport entre la loi et les cas envisagés s’est inversé :

Aucun esprit humain ne peut tenir ensembles tous les cas individuels de réfraction. Mais, connaissant l’indice de réfraction pour les deux milieux présentés, et la loi connue des sinus, nous pouvons facilement reproduire ou compléter en pensée n’importe quel cas de réfraction.177

Nous ne sommes plus dans la situation où ce sont les différents cas possibles observés qui font apparaître ce qu’ils ont en commun, mais dans celle où ce quelque chose de commun, à savoir l’indice de réfraction, accompagné d’un outil mathématique, la loi des sinus, permet de reproduire les cas réels et de les compléter par n’importe quel cas concevable.

Quelle conclusion peut-on tirer de cet exemple ? La première chose que l’on peut souligner, c’est qu’il permet de nuancer la présentation habituelle des conceptions de Mach, par exemple celle qu’en fait Musil. Mach insiste, il est vrai, sur le fait que les théories physiques sont avant tout des descriptions, mais cela doit être compris par opposition à l’idée selon laquelle elles seraient des explications. La conséquence, c’est qu’en disant qu’elles ne sont que des descriptions, on n’a encore rien dit de ce à quoi elles s’appliquent. Il est vrai, là encore, que, pour Mach, le critère d’acceptation d’une bonne théorie est l’adaptation des pensées entre elles et des pensées aux faits. Mais l’exemple que nous avons analysé montre qu’une théorie permet non seulement de décrire les faits observés, mais aussi de rendre compte de tous les cas concevables. Qu’elle soit adaptée aux faits ne signifie pas qu’elle se contente de rendre compte des faits observés, bien au contraire, elle permet de penser tout fait concevable. Mieux, qu’elle ait son origine en bonne partie dans l’induction ne signifie pas qu’elle ne rend compte que des faits observés et compris de manière inductive : l’induction à partir de plusieurs cas observés permet l’établissement d’une théorie qui rend compte de tous les cas concevables. Musil a donc sans doute raison, comme on le verra, de critiquer chez Mach la réduction des lois de la nature à de simples descriptions de faits, par opposition à leur explication. Mais le problème, c’est qu’il confond la description des faits

permise par ces lois avec une connaissance qui se limite aux faits observés, alors que ces lois rendent compte, en réalité, de tous les faits concevables.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 89-92)

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