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La focalisation de la science sur les faits et les régularités.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 44-47)

Partons de l’idée que l’on trouve chez Musil, extrêmement générale et assez peu originale, selon laquelle il est caractéristique de la science moderne qu’elle se focalise sur les faits. Dans un chapitre de l’ébauche d’essai « L’Allemand comme symptôme », intitulé « Le temps des faits », il exprime cette idée ainsi :

Il est apparu que les réflexions de la raison égaraient dès qu’elles posaient leurs collets trop loin dans le vide de l’espace mental, tandis qu’une différence considérable se faisait jour entre les faits attestés et ceux non attestés. Il a fallu un certain nombre de mauvaises expériences avant d’en venir à la croyance aux faits.

Je ne crois qu’aux faits signifie simplement : je veux être assuré.72

Musil se sert alors du même exemple que dans le chapitre 72 de la première partie du roman, où il décrit l’inflexion donnée à la science au XVIe siècle : Galilée aurait changé l’orientation de la pensée, l’aurait détournée de la spéculation au profit de l’observation des faits73. En rester à cette idée générale et commune ne permet pourtant pas de rendre l’intérêt de sa reprise par Musil et les nuances de sa conception de la science et de ses rapports avec les faits. On notera par exemple que, s’il est tout à fait conscient de ce qu’il peut y avoir de problématique dans le concept de « fait », il ne transforme pourtant pas ce caractère problématique en une objection contre son usage :

72 E, « L’Allemand comme symptôme », p. 361. 73 HSQ I, §72, p. 379-380.

Savoir à quel moment, avec les faits, on est assuré, donc à quelles conditions ils peuvent réellement être considérés comme tels, et dans quelle enveloppe de subjectivités ils n’en restent pas moins des faits, c’est là un problème philosophique que l’on ne saurait aborder ici. Simplement, je ne voudrais pas omettre de dire à quel point il est absurde de reprocher, comme on le fait volontiers, à la phil[osophie] des sciences contemporaines, de privilégier précisément ce problème-là.74

Le problème des conditions auxquelles on peut parler de « faits » est un des problèmes importants que la philosophie des sciences doit traiter. Mais ce n’est pas parce qu’elle met en évidence des conditions au fait de parler de « faits » qu’il n’y a pas de « faits ». Et que ces conditions soient en partie subjectives n’empêche pas non plus qu’on puisse parler de « faits ». Toute la question est justement de savoir à quelles conditions, et notamment à quelles conditions subjectives, on peut parler de faits, et dans quelles conditions on ne peut pas le faire. De ce point de vue, contrairement à ceux qui accusent les scientifiques de naïveté quand ils parlent de « faits », Musil souligne que ces derniers sont justement conscients de la prudence avec laquelle il faut utiliser ce terme, sans que cette prudence verse dans le scepticisme. Ainsi, quand il développe, à propos d’Ulrich, l’idée de « vivre hypothétiquement », il affirme :

Que pourrait-il donc faire de mieux que de garder sa liberté à l’égard du monde, dans le bon sens du terme, comme un savant sait rester libre à l’égard des faits qui voudraient l’induire à croire trop précipitamment en eux ?75

Il y a une part de croyance dans le rapport aux faits, y compris dans le rapport du savant aux faits, de sorte que ce dernier doit aussi cultiver une certaine prudence et une liberté à l’égard de tout ce qui se présente à lui comme des faits.

Mais le plus important, selon Musil, c’est que la science moderne s’intéresse aux faits caractérisés par leur régularité. Quand, dans l’essai intitulé « La connaissance chez l’écrivain : esquisse », il cherche à distinguer le rapport au monde propre à l’écrivain de celui de l’homme rationnel dont le scientifique est un exemple et un modèle, il insiste justement sur le lien essentiel entre science et régularité des faits76 :

74 E, « L’Allemand comme symptôme », p. 363-364. 75 HSQ I, §62, p. 315.

76 Pour une présentation plus générale de ce passage, on peut consulter Jean-Pierre COMETTI, Robert Musil ou

On ne peut mieux comprendre le rapport de l’écrivain au monde qu’en partant de son contraire : l’homme qui dispose d’un point fixe a, l’homme rationnel sur son terrain ratioïde. Que l’on me pardonne la laideur du néologisme et l’inversion historique qu’il suppose, puisque ce n’est pas la nature qui a suivi la ratio, mais le contraire. Néanmoins, je ne trouve pas de mot qui exprime convenablement non seulement la méthode, mais son succès, non seulement l’asservissement, mais la servilité des faits, cette prévenance imméritée de la nature en certains cas dont il fallait tout le manque de tact humain pour exiger ensuite qu’elle se renouvelle dans tous. Ce domaine ratioïde englobe – délimité à grands traits – tout ce qui peut entrer dans un système scientifique, tout ce qui peut être résumé dans des lois et des règles, donc, avant tout : la nature physique ; mais la nature morale uniquement dans de rares cas de réussites. Ce domaine est caractérisé par une certaine monotonie des faits, la prédominance de la répétition, une relative indépendance des faits les uns par rapport aux autres, telle qu’ils s’intègrent aussi d’ordinaire à des groupes de lois, de règles et de concepts antérieurement constitués, dans quelque ordre de succession qu’ils aient été découverts. Mais ce qui le caractérise surtout, c’est que les faits s’y laissent décrire et communiquer de façon univoque.77

Nous ne garderons pour l’instant de ce texte central que l’idée suivante : les faits auxquels la science s’intéresse en particulier sont des faits « monotones », « répétitifs » et « relativement indépendants », c’est-à-dire des faits réguliers, sur la base desquels et pour lesquels on peut établir des règles, des lois. Et au contraire, ce qui intéresse l’écrivain, ce sont les exceptions :

Si le domaine ratioïde était celui de la règle avec exceptions, le domaine non ratioïde est celui où les exceptions l’emportent sur la règle. Peut-être n’y a-t-il là qu’une différence de degré ; mais, quoi qu’il en soit, si capitale qu’elle nécessite un renversement complet de la position du sujet connaissant.78

Quand Musil glisse l’idée qu’il n’y a peut-être là qu’une différence de degré entre les deux domaines, ce n’est pas une remarque rhétorique. En témoigne par exemple le titre de la première partie de L’Homme sans qualités, « Toujours la même histoire » : ce sont toujours les mêmes événements, les mêmes actions et réactions, qui se produisent. Or, ces événements et ces actions sont tout autant le sujet du roman que ce qui prétend leur échapper (« l’Action parallèle » par exemple) ou ce qui leur échappe réellement (la relation d’Ulrich avec sa sœur Agathe). En réalité, Musil ne cherche pas à distinguer le domaine de la règle et le domaine de l’exception, mais un

77 E, « La connaissance chez l’écrivain : esquisse », p. 81. 78 Id., p. 82.

domaine dans lequel la règle l’emporte sur l’exception et un autre domaine dans lequel l’exception l’emporte sur la règle, sachant qu’entre les deux, il n’y a peut-être qu’une différence de degré.

Pour ce qui nous importe, il faut donc garder le fait que la science porte sur les faits réguliers et trouve même en eux, selon Musil, une condition de possibilité. Dans une discussion avec le général Stumm où Ulrich esquisse une comparaison entre la science et l’armée, il affirme en effet :

Tu es trop pressé, poursuivit Ulrich. La science n’est possible que là où les faits se reproduisent fréquemment, ou du moins se laissent contrôler, et où y aurait-il plus de répétitions et de contrôles qu’à l’armée ? Un cube ne serait pas un cube s’il n’avait les angles aussi droits à neuf heures qu’à sept. Les lois des orbites planétaires ressemblent à des instructions de tir. Et il n’est rien dont nous pourrions nous faire une idée, rien que nous pourrions juger, si les choses ne faisaient que nous passer sous le nez une seule et unique fois. Tout ce qui doit prendre valeur et porter un jour un nom doit pouvoir se répéter, doit être présent en plusieurs exemplaires, et si tu n’avais jamais vu la lune, tu la prendrais sans doute pour une lampe de poche. Soit dit en passant, le meilleur tour que Dieu ait joué à la science consiste en ce qu’il ne se soit montré qu’une seule fois, et encore le jour de la Création, avant qu’on ne disposât d’observateurs entraînés.79

Si on laisse de côté l’exemple du cube, assez difficile à comprendre, reste qu’il ne faut pas souligner seulement le fait que la science porte sur des régularités, mais aussi le fait qu’elle y trouve une condition de possibilité : sans régularités, la science n’est pas possible.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 44-47)

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