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Des essais de l’ingénieur aux expérimentations du scientifique.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 33-35)

Dans ce passage du début du Cahier 25, Musil insiste aussi sur l’extension de cette capacité à imaginer des possibilités, capacité qui serait présente non seulement dans d’autres professions (c’est l’exemple du maçon), dans la vie ordinaire (par exemple dans les gestes de la servante), mais aussi dans toute vie, comme le montre l’exemple du chien. En un sens, cela montre que cette capacité est beaucoup plus répandue et triviale qu’on pourrait le croire en lisant le chapitre 4 de l’introduction du roman. Mais on peut aussi lire ce paragraphe en sens inverse, à la lumière de sa dernière affirmation, qui insiste sur le développement et le perfectionnement de cette capacité : le chien essaie aveuglément, la servante avec la dextérité des gestes de la vie ordinaire, le maçon avec savoir-faire et l’ingénieur de manière encore plus théorique et systématique. De ce point de vue, la démarche expérimentale qui est celle de la science prolonge ces cas. Par-delà les expérimentations rudimentaires de l’animal, de l’enfant, par-delà celles de la vie pratique et professionnelle, ingénierie comprise, il y a celles de la science, comme le montre dans le roman le passage du deuxième au troisième essai « pour devenir un grand homme », de l’ingénieur au scientifique. C’est là où l’on peut introduire la comparaison avec Mach. Dans la perspective de ce dernier, il y a une continuité dans le développement de l’expérimentation, par- delà des différences pourtant bien réelles :

En observant les changements qui surviennent autour de lui, l’homme rassemble des expériences. Les changements qui l’intéressent le plus sont ceux sur lesquels il peut exercer volontairement une influence : ce sont ceux qui ont pour lui la plus grande importance économique, pratique et intellectuelle et c’est sur ces changements que porte l’expérimentation.

L’expérimentation peut être regardée dans une certaine mesure comme innée ; on peut observer chez l’animal et chez l’enfant des modes d’expérimentation rudimentaires, et, même dans l’expérimentation scientifique, on ne peut passer sous silence le rôle de l’instinct et de l’habitude. Mais, à côté de l’instinct, l’intelligence peut être intéressée à différents degrés dans l’expérimentation.

En dehors de l’expérimentation physique, l’homme arrivé à un développement intellectuel avancé, recourt souvent à l’expérimentation mentale.54

On peut se demander si l’on ne retrouve pas un schéma similaire dans la première partie de L’Homme sans qualités, dans certaines étapes de la vie d’Ulrich, même si la perspective « évolutionniste » qui est celle de Mach est de manière générale étrangère à Musil et sans intérêt particulier pour la compréhension de la biographie fictive d’Ulrich. En effet, l’essayisme d’Ulrich prend successivement la forme de l’ingénierie, puis celle de la science, notamment dans ce qu’elle a d’expérimentale, et enfin, au chapitre 61, celle d’utopies dont la définition emprunte presque explicitement à Mach l’idée d’expérimentation, voire d’expérimentation mentale. Par conséquent, il y a bien une continuité entre les essais d’Ulrich l’ingénieur, les expérimentations d’Ulrich le scientifique et ses utopies. Surtout, si les essais de l’ingénieur donnent une idée de ce que Musil entend par « sens du possible » ou de certains de ses aspects, c’est tout autant le cas des expérimentations proprement scientifiques ainsi que des expériences de pensée. La question sera donc : que nous apprennent ces expérimentations, scientifiques ou mentales, du sens du possible, conçu comme manière de penser autrement ? Dans notre deuxième partie, la question sera un peu différente : ce modèle des expérimentations scientifiques ou mentales permet-il de penser un sens du possible dans le domaine de la conduite de la vie ?

Avant de répondre à la première question, on terminera en notant que le modèle de l’ingénieur appartient à la jeunesse d’Ulrich, donc à un temps qui n’est pas celui décrit par le roman (d’août 1913 à l’été 1914). L’ingénierie est en effet une des déceptions d’Ulrich. Si « les ingénieurs ne correspondent pas exactement à cette image »55 qu’il s’en était faite, c’est qu’ils manquent d’ambition. Ainsi, selon Jacques Bouveresse :

C’est, du reste, l’origine d’une des déceptions majeures qu’Ulrich a éprouvées au cours de ses années de formation, lorsqu’il a constaté que les techniciens et les ingénieurs, loin de prétendre, comme on le dit souvent, régenter tous les aspects de l’existence humaine selon les méthodes et

54 Ernst MACH, Erkenntnis und Irrtum, Leipzig, Johann, Ambrosius Barth, 1905, p. 180 ; La connaissance et l’erreur,

tr. M. Dufour, Paris, Flammarion, 1908, p. 197.

les exigences de leur art, ont, au contraire, renoncé pour la plupart entièrement à le faire et considèrent même l’idée d’essayer simplement de la faire comme une incongruité caractérisée.56

Ulrich renonce alors à la voie de l’ingénierie : « Ainsi tourna court le deuxième essai qu’Ulrich, déjà un peu plus mûr, avait tenté pour devenir, par la voie de la technique, un homme exceptionnel »57. C’est la science, dans le troisième essai, qui prend le relais de la technique, même s’il y a, comme on l’a dit, une continuité entre le métier d’ingénieur et la démarche scientifique. Au moment où le roman commence, c’est donc principalement l’expression scientifique du sens du possible que Musil décrit. Par conséquent, même si l’ingénierie continue à avoir son importance pour Ulrich, notamment d’un point de vue social voire éthique, il est nécessaire maintenant de mettre en évidence ce que la démarche scientifique, notamment l’expérimentation, apporte à la compréhension du sens du possible.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 33-35)

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