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Le métier d’ingénieur.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 30-33)

Pour répondre à ces questions dans le cas de l’ingénieur, il nous faut faire un pas en dehors du roman et revenir à un passage précis des Journaux de Musil, dans lequel ce dernier s’attribue une manière de penser qui est celle de l’ingénieur45 :

Je dois d’abord expliquer pourquoi je pense autrement. C’est mon métier d’ingénieur. Quand un maçon qui bâtit une cloison n’arrive pas à poser une brique en longueur, il essaie de lui trouver une place en largeur. La servante en fait autant avec la bûche qui n’entre pas dans la bouche du poêle. Même le chien bloqué entre deux obstacles par un bâton qu’il tient dans la gueule saura tourner la tête jusqu’à ce qu’il puisse passer. Il semble que ces diverses tentatives, aveugles d’abord, puis systématiques, soient une des caractéristiques auxquelles l’humanité doit ses progrès.

On ne les condamne que dans les domaines du droit et de la morale.46

L’intérêt de ce passage apparaît quand on situe cette explication dans son contexte. Ce début du Cahier 25 est lié au projet de Musil de rassembler ses essais en un volume pour lequel il a déjà trouvé un titre significatif, « Tentatives pour trouver un homme autre ». La question est alors de savoir quel est le statut du « je » présent dans ce volume, mais ce qui nous intéressera est plutôt la nature des pensées qui y sont développées :

« Je », dans ce livre, ne désignera ni l’auteur, ni un personnage de son invention, mais une combinaison variable de l’un et de l’autre. […] je n’ai l’intention ni de dire, sous forme supra- personnelle ou impersonnelle, la vérité – ce dont il ne me manque peut-être que la capacité –, ni d’exposer ma conviction personnelle, car je n’en ai pas →elle ne m’intéresse pas moi-même←, ni de me transformer en personnage de roman, ce pourquoi il me faudrait être un caractère →être sûr de moi, ce que je ne suis pas←, et je ne veux pas en être un. Non : de même qu’un homme sans scrupule spécule plus hardiment avec l’argent d’autrui, je veux laisser courir mes pensées au- delà des limites qu’en toute rigueur je devrais leur assigner ; voilà ce que j’appelle essai, tentative.47

Le point important, c’est cette démarcation des « pensées essayées » par rapport aux pensées vraies, aux convictions personnelles ainsi qu’aux pensées vraies ou personnelles dont l’expression est déléguée à un personnage. On pourrait croire que c’est par défaut que Musil

45 De manière plus générale, on peut lire de Jean-Pierre COMETTI, L’homme exact. Essai sur Robert Musil, Paris, Seuil,

1997, les pages 25-33 sur la « La passion de l’autrement » qui est celle de Musil dès sa jeunesse, et les pages 13-19 sur « L’ingénieur Robert Musil ».

46 J II, p. 142. 47 Id., p. 141.

essaie ses pensées : par défaut de la capacité à dire le vrai, par défaut de convictions personnelles ou encore par défaut de caractère personnel. Après tout, Musil présente lui-même les choses ainsi. Pourtant, outre le fait que ces essais sont effectués plus par « hardiesse » que par défaut de quoi que ce soit, il s’agit d’un type de pensées qui a sa spécificité. Cette spécificité est celle de la manière de penser de l’ingénieur décrite dans le paragraphe cité plus haut. Il est vrai qu’il y a quelque chose de problématique chez l’ingénieur, mais c’est le métier de l’ingénieur, pas sa manière de penser :

Il faut se représenter le héros de ces pensées comme quelqu’un qui a fait son lycée < puis une école technique, et complété ses connaissances en étudiant la philosophie > pour devenir ensuite ingénieur, tout en désirant devenir, au fond, philosophe ou écrivain : si bien qu’il n’est satisfait ni de la philosophie, ni de la littérature, ni de son métier, comme c’est généralement le cas.48

Ce qu’il faut souligner, nous semble-t-il, c’est la chose suivante. Bien que le héros de ces pensées ne soit pas satisfait de la philosophie, de littérature et du métier d’ingénieur, il dispose tout de même d’une manière de penser qui lui est propre, celle qu’il a acquise à l’école technique et dans ses études d’ingénieur, et dont on peut se demander d’ailleurs si elle ne joue pas un rôle dans l’insatisfaction à l’égard de la philosophie et de la littérature.

Si l’on revient à la description de l’ingénieur par laquelle nous avons commencé, il faut noter d’emblée que ses essais ne sont pas des pensées imparfaites ou des actes imparfaits, au sens où l’on devrait attendre d’un tel homme non pas qu’il essaie mais qu’il dise ce qu’il faut penser ou faire dans telle ou telle situation. Au contraire, ses essais sont ce qu’il doit faire puisqu’il est justement dans une situation où l’on ne peut pas savoir a priori ce qu’il faut penser et faire, et où il doit trouver une solution en essayant plusieurs possibilités. Au passage, qu’il ait à trouver une solution ne signifie pas qu’il ait à trouver quelque chose qui existe indépendamment de lui, comme s’il s’agissait de trouver ses clés. Si c’était le cas, alors en effet il devrait essayer à défaut de posséder la solution. Trouver une solution, ce n’est pas cela, mais essayer une pensée ou un acte et par là réussir à résoudre le problème auquel on est confronté. Autrement dit, il faut comprendre la solution en terme d’action : elle est un essai couronné de succès. De ce point de vue, les essais de l’ingénieur ne sont pas non plus des pensées ou des actes imparfaits, au sens où l’on douterait de la possibilité de trouver une solution grâce à eux. L’exigence de réussite n’est pas moins essentielle que le fait d’essayer. Comme l’exprime J. Bouveresse, à propos d’un passage de « De l’essai » sur lequel nous reviendrons :

… l’essai ne doit pas être considéré comme un simple coup d’essai plus ou moins hasardeux et qui devrait être traité avec le genre d’indulgence qui s’applique aux entreprises de cette sorte. Il ne se contente pas, en effet, de tenter quelque chose, mais doit également, dans les limites que lui impose son objet, le réussir. Un essai n’est pas une simple tentative qui se présente elle-même par précaution ou par honnêteté comme inachevée ou inaboutie. Il n’est pas en défaut par rapport à un idéal de complétude ou d’achèvement qu’il renonce ou ne réussit pas à atteindre. Ce qu’il cherche à faire, il le fait réellement et complètement.49

Ajoutons enfin que, dans ces essais de l’ingénieur, sont envisagées plusieurs possibilités en vue de la résolution d’un problème, et ce, avec la plus grande exactitude. L’intérêt du rapprochement avec l’ingénieur, selon Musil, tient en effet à ce que ce dernier incarne aussi une exigence d’exactitude dans ses essais, qu’il s’agisse de pensées ou d’actes. Il est vrai que, dans le Cahier 25, Musil affirme vouloir développer ses pensées « au-delà des limites qu’en toute rigueur [il] devrai[t] leur assigner »50, d’où l’impression qu’il se donne une liberté à l’égard de la pensée rigoureuse. Il faut pourtant se souvenir de l’alternative qu’il propose dans « De l’essai », même si elle concerne davantage l’essai en tant que genre littéraire :

L’essai est-il : dans le domaine où le travail exact est possible, quelque chose qui suppose du relâché… ou le comble de la rigueur accessible dans un domaine où le travail exact est impossible. Je cherche à prouver la deuxième proposition.51

Contrairement aux apparences, ce passage n’invite pas à désespérer de la possibilité d’être exact dans les domaines concernés par l’essai, mais à souligner l’exigence d’exactitude dans un domaine où l’exactitude absolue n’existe pas et où l’on en tire parfois prétexte pour autoriser un travail relâché. Pour finir sur ce point, on soulignera malgré tout l’ambiguïté du propos de Musil, puisque l’exigence d’exactitude semble pourtant toujours indexée sur un idéal d’exactitude, y compris dans le domaine de l’essai. C’est ce que nous semblent trahir les formules « en toute rigueur » et « un domaine où le travail exact n’existe pas ». Comme le dit Wittgenstein dans les Recherches philosophiques : « Il n’a pas été prévu un seul idéal de précision ; nous ignorons ce que nous sommes censés nous représenter par là … »52.

On comprend à partir de là que, dans le roman, ce que Musil appelle l’essayisme soit d’abord lié à la figure à l’ingénieur, avant d’être tiré du côté du genre littéraire de l’essai qui, « dans

49 Jacques BOUVERESSE, La voix de l’âme et les chemins de l’esprit, op. cit., p. 379-380. Sur ce point, on peut lire à profit

l’ensemble du chapitre 10, consacré au rapport entre essai et précision.

50 J II, p. 141.

51 E, [De l’essai], p. 334. 52 RP, §88, p. 77.

la succession de ses paragraphes, considère de nombreux aspects d’un objet sans vouloir le saisir dans son ensemble »53. C’est pour cette raison que nous commençons par le lien entre l’ingénieur et l’essai et que nous n’en viendrons que par la suite, au terme de notre deuxième partie, au modèle plus littéraire de l’essai. Mais on comprend aussi ce qui intéresse Musil dans la démarche de l’ingénieur par rapport au sens du possible : l’ingénieur est celui qui fait plusieurs essais, envisage plusieurs possibilités pour résoudre le problème auquel il est confronté. Par conséquent, on peut voir en lui un homme du possible, dans la mesure où être doué du sens du possible, c’est être capable d’imaginer d’autres possibilités, s’essayer à la représentation d’autres possibilités, par rapport à ce qui est – et ce, avec la plus grande exactitude, la plus grande précision.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 30-33)

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