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La protestation au nom de la causalité.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 100-104)

C HAPITRE 4 : L OIS ET CAUSALITE

6. La protestation au nom de la causalité.

On pourrait soutenir que c’est précisément à cette importance de la causalité que Musil s’attaque. Ce qui va dans ce sens, c’est tout d’abord sa défense du hasard à la manière de Cournot. Dans la mesure où Jacques Bouveresse a parfaitement présenté le rapport de la conception de Musil à celle de Cournot196, nous nous contenterons de noter que Musil, comme Wittgenstein, a perçu le caractère de réaction, voire de protestation, qu’on trouve dans « il doit y avoir une cause ». Nous avons déjà cité ce passage de l’essai intitulé « L’Allemand comme symptôme » dans lequel Musil compare le mouvement de l’histoire à celui des nuages. Cela nous avait donné l’occasion de souligner l’importance du hasard non seulement dans les affaires humaines, mais aussi dans les phénomènes naturels. Or, Musil termine ainsi sa comparaison :

195 Jacques BOUVERESSE, « Savoir, croire et agir », op. cit., p. 105.

196 Cf. « Robert Musil et le problème du déterminisme historique », La voix de l’âme et les chemins de l’esprit, op. cit.,

p. 259-284, paru initialement dans la revue Austriaca, 41/1995, p. 73-94. On regardera aussi Robert Musil. L’homme

probable, op. cit., p. 232 sq. Jacques Bouveresse rapproche notamment les considérations de Musil sur la causalité au

chapitre 125 du deuxième volume du roman et celles de Cournot dans L’exposition de la théorie des chances et des

probabilités (Œuvres complètes, tome I, Vrin, Paris, 1984, chapitre IV). Musil décrit en effet la recherche de causes

effectivement dans les mêmes termes que Cournot, au point qu’on peut se demander s’il ne l’a pas lu, directement ou indirectement (sur ce point historique, voir La voix de l’âme et les chemins de l’esprit, op. cit., p. 265).

Il en va de même quand un homme flâne dans les rues, attiré tantôt par l’ombre, tantôt par un groupe de passants, tantôt par une bizarre imbrication de façades, et qu’un autre, le croisant « par hasard », lui dit quelque chose qui le fait choisir un itinéraire particulier, de sorte qu’il finit par se retrouver en un lieu inconnu et où il n’avait pas songé à se rendre : là aussi, le moindre pas de ce nouveau trajet est commandé par la nécessité, mais la succession des nécessités particulières n’offre pas de cohérence. Que je me trouve soudain là où je suis est un fait, un résultat ; et le qualifie-t-on de nécessaire – parce que toute chose, en définitive, a ses causes –, cela prend le caractère d’une protestation au nom de la causalité qui restera sans effet, parce que nous ne pourrons jamais la soutenir.197

Cette protestation au nom de la causalité est précisément ce qu’examine Wittgenstein. On soulignera néanmoins la différence suivante. Là où Wittgenstein voit dans les succès de la recherche de causes l’origine de cette protestation (au sens où, ayant réussi la plupart du temps à en trouver, nous sommes tentés de dire, quand nous n’en trouvons pas, qu’il doit y en avoir une mais que nous ne la connaissons pas), Musil voit surtout dans cette protestation une exigence que nous ne pouvons pas soutenir ou qui n’a pas de sens si on cherche à la soutenir. C’est ainsi, en effet, que nous pouvons comprendre le passage que cite si souvent Jacques Bouveresse :

Chercher les causes et les origines, c’est comme chercher ses parents : on n’en a d’abord que deux, c’est incontestable ; mais au niveau des grands-parents c’est déjà deux au carré, au niveau des arrière-grands-parents deux au cube, et ainsi de suite selon une progression indubitable dont le résultat singulier est qu’à l’origine des temps il aurait fallu une infinité d’hommes simplement pour en produire un seul d’aujourd’hui. Si flatteur que cela soit, si parfaitement que cela corresponde à l’importance dont chacun se sent revêtu, nos calculs sont aujourd’hui trop précis pour nous permettre de le croire. Il faut donc renoncer, le cœur lourd, à sa série d’ancêtres personnels et admettre qu’on descend communément, par groupes, de « quelque part ». […] Autrement dit : la chaîne des causes est une chaîne de tisserand, il lui faut une trame, et les causes ont vite fait de se fondre dans le tissu. En science, il y a longtemps qu’on a renoncé à la recherche des causes, ou du moins qu’on l’a repoussée à l’arrière-plan pour la remplacer par l’observation des fonctions. La recherche d’une cause est un usage ménager, comme les amours de la cuisinière sont cause que la soupe est trop salée. Appliquée à la guerre mondiale, cette recherche de la cause et du responsable a eu le résultat négatif hautement positif que la cause était partout et en chacun. Il apparaît ainsi qu’on peut dire aussi bien foyer que cause ou responsable de la guerre : mais il faut compléter ce mode d’observation par un autre.198

197 E, « L’Allemand comme symptôme », p. 354. 198 HSQ II, §125, p. 1062-1063.

Le problème selon Musil, ce n’est pas le décalage entre le fait que l’on ne trouve pas de cause et l’exigence réitérée qu’il y en ait une, sous prétexte que nous en avons toujours trouvé, mais le trop grand succès d’une telle exigence, le fait qu’on ne manque pas de causes, bien au contraire. En un sens, pour Musil comme pour Wittgenstein, la recherche de causes est victime de son succès. Pour ce dernier, le succès de cette recherche nous pousse à croire qu’« il y a » nécessairement une cause à découvrir, de sorte qu’il est impossible de ne pas chercher. Pour le premier, le succès de cette recherche nous pousse à continuer à chercher, de sorte qu’il devient paradoxalement absurde de continuer à chercher.

Ainsi, Musil et Wittgenstein voient dans « il doit y avoir une cause » une exigence qui modifie le domaine du concevable, mais, pour Wittgenstein, elle restreint le domaine du concevable, alors que, pour Musil, elle rend surtout nécessaire le passage à un autre mode d’observation qui puisse nous permettre de concevoir la réalité. Il nous semble que ce mode d’observation est ce que Wittgenstein appelle un style de description ou style de pensée :

Les physiciens se réfèrent aux lois de causalité dans les préfaces, mais ils ne les mentionnent plus jamais ensuite. Ils ne peuvent déduire leurs axiomes de la causalité mais estiment qu’on peut parfois le faire. Il n’y a rien d’extraordinaire à cela, mais ils ne rêvent jamais de causalité en ce sens. Pourtant, d’une autre façon, la causalité est au fondement de ce qu’ils font. Elle constitue véritablement une description du style de leurs recherches. La causalité joue chez le physicien le rôle d’un style de pensée.199

Si la causalité est importante pour les physiciens, c’est parce qu’elle est « le fondement de ce qu’ils font », non pas parce qu’ils pourraient en déduire leurs axiomes, voire l’ensemble des connaissances qu’ils ont établies, mais parce qu’elle est le style de leur connaissance, ou, pour le dire dans des termes qui prêtent moins à objection, la forme de leur description du monde. Selon Musil, c’est un tel style de description qu’il nous abandonner200.

En même temps, on remarquera que Musil lui-même a du mal à abandonner ce mode d’observation. On pourrait en effet tempérer les affirmations fortement théoriques de L’Homme sans qualités avec une ébauche de nouvelle qu’on trouve dans les Proses éparses et qui n’a pas prétention à statuer sur la causalité et pourtant en montre le caractère fondamental. Nous

199 CC I, p. 116.

200 L’autre mode d’observation en question est celui de la fonction. Il nous semble en outre qu’il considère les

probabilités comme un style nouveau de description, bien que la question de la causalité se pose inévitablement lors de l’apparition d’irrégularités statistiques : elles semblent être l’indice d’une cause que l’on n’avait pas décelée jusque- là. Encore un autre style de description de la réalité réside dans la littérature : Musil insiste à maintes reprises sur le fait que la littérature n’est pas là pour décrire les causes à l’œuvre dans les histoires qu’elle raconte (même si ces causes peuvent être mentionnées), mais pour comprendre les motifs.

pensons à celle intitulée « Le pays au-dessus du pôle Sud », dont le point de départ est la rencontre entre le narrateur et un ami scientifique, « peu de jour après le passage manqué de la comète de Halley dans la sphère d’influence de la terre »201. C’est là précisément le type d’exemple cité de Wittgenstein. Tout l’intérêt de ce texte réside dans la description de la recherche, par l’ami du narrateur, de l’erreur qui a conduit à prédire le passage de la comète de Halley. Après avoir refait les calculs devant le narrateur, ce dernier vérifiant leur exactitude, son ami expose ainsi sa théorie :

… les lois fondamentales de l’astronomie peuvent-elles être fausses ? Nous nous regardâmes un instant. S’il était agi de logique, d’économie politique, de théologie, pis encore : d’esthétique à base de psychologie expérimentale, nous aurions pu avoir un instant d’hésitation ; mais à l’égard de cette science vénérable, fondée sur les mathématiques et la physique ? Non ! Si donc les déductions des astronomes étaient justes, d’où provenait leur mortifiante erreur de tir ? Il n’y a pas trente-six solutions : si la déduction est juste et le résultat faux, l’erreur doit être dans les prémisses. Mais les prémisses, d’abord, concernent les lois qui régissent l’interaction des corps célestes et notamment de leurs mouvements – or, nous avons exclu tout doute sur ce point ; ensuite, elles impliquent des hypothèses sur la grandeur et la distance entre elles des planètes qui entrent en considération pour le calcul de n’importe quel cas, hypothèses qui, à leur tour, dépendent du calcul des lois des mouvements, de sorte que l’erreur ne peut se cacher là non plus… mais où donc, où donc ?!202

Et la réponse bien évidemment est celle que l’on attend : « … il faut admettre l’existence, à proximité de la terre, d’un corps céleste dont nous ne savons encore rien, à quelques millions de kilomètres seulement de nous ! »203. Il est vrai que ce texte a été rédigé bien avant L’Homme sans

qualités, mais ce serait manquer l’essentiel que d’attribuer la différence entre les deux à une évolution de la pensée de Musil. Il nous semble beaucoup plus probable que Musil, dans les passages de L’Homme sans qualités qui portent sur la causalité, tient le genre de propos que les physiciens tiennent dans leur préface, bien qu’il soit critique, alors que, dans son ébauche de nouvelle, il décrit leur pratique réelle et leur style de pensée. On y trouve même la description précise de la justification de la postulation de l’existence d’une planète :

Pour finir, nous obtînmes de vastes systèmes d’équations différentielles qui nous donnaient aussi bien les orbites exactes que celles, mal calculées, de la terre et de la comète ; il me montra

201 PE, p. 158. 202 Id., p. 161. 203 Id., p. 162.

comment une transformation complexe permettait aux deux systèmes de se convertir, si… l’on introduisait dans les calculs antérieurs, fautifs, une constante, ainsi qu’une variable soumise à des lois déterminées ; ces deux grandeurs ne pouvant être, au vu de la situation d’ensemble, que la masse constante et l’éloignement variable d’une planète inconnue, non incluse jusqu’alors dans les calculs.204

On distinguera donc le propos de Musil sur la causalité et la présence implicite de celle-ci dans les histoires qu’il raconte, et notamment dans celle qui prend pour point de départ une erreur astronomique : c’est dans ce dernier cas, nous semble-t-il, que se montre l’attachement de Musil lui-même pour la recherche d’une cause.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 100-104)

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