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La physique et le possible.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 50-53)

Quelle conclusion tirer de ces analyses de la régularité pour ce qui nous intéresse ? La conséquence principale concerne tout d’abord la place de la possibilité et du sens du possible dans les deux domaines distingués par Musil, le domaine ratioïde et le domaine non ratioïde. En un sens, on pourrait bien radicaliser cette distinction en la faisant correspondre à la distinction entre ce qui est de l’ordre des faits et ce qui est de l’ordre du possible. On l’a vu, le domaine ratioïde est celui des faits. On peut ajouter à cela l’idée de Musil selon laquelle la tâche de l’écrivain, dans le domaine non ratioïde, « consiste à découvrir sans cesse de nouvelles solutions, de nouvelles constellations, de nouvelles variables, à établir des prototypes de déroulements d’événements, des images séduisantes des possibilités d’être un homme, d’inventer l’homme intérieur »89. Ainsi, le premier domaine serait celui où s’exprimerait le sens du réel, incarné par le scientifique et surtout le physicien, alors qu’au second domaine conviendrait le sens du possible, incarné par l’écrivain.

On peut présenter les choses ainsi, mais ce serait manquer la nuance de la conception musilienne. Premièrement, il nous semble que la distinction musilienne ne passe pas tant entre les faits et quelque chose d’autre, qu’entre deux types de faits. Les faits du premier domaine sont monotones, répétitifs, indépendants, serviles par rapport à la volonté d’expliquer, etc., alors que les faits du second domaine ne sont justement pas dociles, mais variables, dépendants des circonstances, infinis au sens de toujours nouveaux, etc. Musil en tire la conclusion, deuxièmement, que, dans le domaine non ratioïde, la connaissance des faits reste fondamentale, qu’il s’agisse de la connaissance de ce qu’habituellement on appelle « les faits », ceux du domaine ratioïde, ou de la connaissance des faits du domaine non ratioïde. En effet, « l’homme supérieur est celui qui dispose de la connaissance des faits la plus étendue et du plus grand pouvoir de raison pour les coordonner : dans l’un comme l’autre domaine »90. Enfin, il n’est pas sûr du tout que la notion de possibilité soit sans pertinence aucune dans le domaine ratioïde. On pourrait présenter ce domaine en disant que ce sont les mêmes possibilités qui s’y répètent. Et si elles se répètent, cela tient à ce que les faits de ce domaine se répètent, imposent telle possibilité et empêchent telle autre. Ce sont toujours les mêmes faits et donc toujours les mêmes possibilités

89 E, « La connaissance chez l’écrivain : esquisse », p. 83. 90 Id., p. 84.

qui se répètent. La conséquence est alors la suivante : le possible a sa place tout autant dans le domaine ratioïde que dans le domaine non ratioïde. Seulement, dans le premier domaine, il s’agit de ce qui est possible en vertu des faits et de leur régularité, alors que, dans le second domaine, il s’agit de possibilités imaginées, inventées par l’écrivain.

C’est là où la comparaison avec Wittgenstein est intéressante. Dans une conversation avec Schlick, datant de la fin de l’année 1929, il affirme notamment à propos de la physique :

La physique veut établir des régularités ; elle ignore le possible. C’est pourquoi la physique, même si elle est développée complètement, ne contient aucune description de la structure des états de choses phénoménologiques. Dans la phénoménologie il s’agit toujours de la possibilité, c’est-à-dire du sens, non de la vérité et de la fausseté. La physique prélève pour ainsi dire sur le continuum certaines positions et les dispose en une série conforme à une loi. Elle ne s’occupe pas du reste.91

Dans ce texte, le partage opéré par Wittgenstein peut étonner puisqu’il passe entre les régularités et le possible et donc, selon lui, entre la physique et la phénoménologie – alors qu’on s’attendrait plutôt à ce qu’il passe entre le régulier et l’irrégulier ou entre le fait (au sens du réel, de ce qui est le cas) et le possible. En même temps, ce passage permet de préciser en quel sens la physique s’occupe de régularités et ignore le possible. C’est bien la phénoménologie qui s’occupe du possible, mais en un sens de « possible » tout à fait particulier : la phénoménologie décrit la structure des états de choses (que ceux-ci existent ou non) ou le sens des propositions (que ces descriptions de situations possibles soient vraies ou fausses)92. Ainsi, ce dont la physique ne s’occupe pas, c’est du possible au sens phénoménologique, c’est-à-dire du possible logique (si on laisse de côté le concept particulier d’« état de chose »). Or, une fois la possibilité logique réservée à la phénoménologie, reste ce qui est possible en vertu de la réalité. La physique s’occupe bien évidemment des faits, plus précisément de l’établissement de régularités, c’est-à-dire de faits réguliers. Mais ce faisant, elle porte aussi sur ce qui est possible d’un point de vue physique et qui dépend des régularités établies. Par conséquent, il nous semble qu’il y a chez Wittgenstein comme chez Musil une distinction nette entre ce qui est possible au sens de ce que l’on imagine, invente (Musil) ou conçoit (Wittgenstein) et ce qui est possible d’un point de vue physique.

Qu’en est-il alors du sens du possible ? Rappelons-le, le problème qui nous intéresse est le suivant : y a-t-il une parenté entre la démarche scientifique et le sens du possible ? À propos de quel aspect de la démarche scientifique précisément ? Nous avons vu que dans sa mise en œuvre

91 WCV, 25 décembre 1929, p. 33.

92 Sur le rapport entre phénoménologie et possibilité, on lira le premier chapitre de Christiane CHAUVIRE, Voir le

d’expérimentations, il y avait une telle parenté. Mais qu’en est-il maintenant que nous voyons qu’elle est tourné vers les régularités et qu’elle n’a à faire à ce qui est possible qu’en vertu de ces régularités ?

Pour répondre à cette question, il nous faut introduire une troisième distinction, qui passe entre ce qui est possible « d’un point de vue physique » et ce qui est possible « du point de vue de la physique ». Pour reprendre les termes de Stéphane Chauvier dans Le sens du possible, dans le premier cas, on parlera de possibilité « ontique » dans la mesure où ce qui est possible dépend de ce qui est, alors que, dans le second cas, on parlera de possibilité « épistémique » dans la mesure où l’on tient quelque chose pour possible en vertu de ce que l’on sait :

Nous ne pouvons donner une réponse homogène à la question : que pensons-nous quand nous pensons que quelque chose est possible ? Tantôt nous pensons à ce que le monde est, a été ou sera peut-être, tantôt nous pensons à ce qui a, avait ou aura la possibilité de se produire. Tantôt le possible est une actualité ignorée, tantôt le possible est une alternative à l’actualité. … Dans un cas, le possible est en effet relatif au sujet, à son savoir, alors que dans l’autre, il est relatif au monde, à ce que le monde peut, pouvait, pourra accueillir en son sein. Dans un cas, est possible ce que notre savoir n’exclut pas. Dans l’autre cas, est possible ce que le monde n’exclut pas.93

On parlera donc de trois types de possibilités : ce qui est possible épistémiquement, en fonction de notre savoir, ce qui possible ontiquement, en fonction de ce que le monde permet ou pas, ce qui est possible conceptuellement ou du point de vue du sens.

Revenons maintenant à notre question, celle du rapport entre sens du possible et science. Nous soutenons que pour Musil comme pour Wittgenstein, certains aspects de la science, notamment la recherche de régularités, s’opposent au sens du possible. Ceci étant dit, tout le problème est de savoir en quel sens elle le fait. Cela ne signifie pas simplement que le sens du possible, « la faculté de penser tout ce qui pourrait être “aussi bien”, et de ne pas accorder plus d’importance à ce qui est qu’à ce qui n’est pas »94, trouve une limite dans les régularités factuelles, au sens où celles-ci permettent telle possibilité mais interdisent telle autre. Il y a bien une telle opposition entre le sens du possible et ce type de possibilités ontiques : nous y reviendrons lorsque nous aborderons le problème de l’utopie. Mais la démarche scientifique pose un problème plus radical au sens du possible. Ce problème réside dans le fait que la recherche, l’établissement et la connaissance des régularités semble fournir un critère à ce que l’on doit tenir pour possible, alors qu’il y a d’autres possibilités ontiques que celles que l’on connaît et que l’on

93 Stéphane CHAUVIER, Le sens du possible, Paris, Vrin, 2010, p. 32. 94 HSQ I, §4, p. 20.

peut même concevoir encore d’autres possibilités par rapport à ces possibilités ontiques. Les succès de la science font que ce qui est tenu pour possible en vertu de notre connaissance des faits tend à occulter ce qui est possible au sens ontique et au sens conceptuel du terme.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 50-53)

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