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L’absence d’amour et l’impersonnalité.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 165-170)

C HAPITRE 2 : L’ AMENAGEMENT INTERIEUR ET LE PROBLEME DE LA VIE JUSTE

8. L’absence d’amour et l’impersonnalité.

Dès lors, si Ulrich pense qu’il pourrait tout aussi bien vivre hors de l’Empire qu’en son sein, que n’importe quel autre pays vaut tout autant ou tout aussi peu que l’Empire, cela tient à ce que, comme les Autrichiens, il n’aime pas particulièrement son pays, à ce que, de manière générale, ce pays ne s’aime pas particulièrement. S’il pense qu’il peut aménager son logement aussi bien d’une manière que d’une autre, cela tient à ce qu’il n’aime plus particulièrement son métier. Enfin, s’il pense que, de manière générale, il pourrait adopter n’importe quelle forme de

329 Ibid.

330 Du point de vue de l’histoire de la philosophie, il faudrait mettre en rapport cette description avec des passages de

NIETZSCHE, notamment dans le Crépuscule des idoles (par exemple « La morale contre-nature », Paris, GF, 2005,

p. 145-150). Un des aspects centraux que ce dernier analyse est en effet la solidarité de l’anarchie des désirs et de la tyrannie de la raison.

331 HSQ I, §40, p. 192

332 De ce point de vue, il faudrait comparer cette absence d’amour de soi, chez Ulrich, dans son rapport à

l’aménagement intérieur, à la haine de soi dont fait preuve Wittgenstein et qu’il attribue à sa judéité. Il en tire d’ailleurs l’idée que « le juif doit, au sens propre, “ne s’attacher à rien” » (RM, p. 74). Comme l’indique le traducteur, à la suite de Rush Rhees, la formule entre guillemets est « une adaptation du premier vers du poème de Goethe,

Vanitas ! Vanitatum vanitas !, qui, à son tour, fournit le titre du premier chapitre de L’Unique et sa propriété de Max

vie, cela tient à ce qu’il ne s’aime pas. La conclusion est donc que ne pas aimer est la racine du sens du possible : quand on en vient à ne même plus s’aimer soi-même, comme on le voit dans le cas extrême d’Ulrich, alors effectivement, tout est possible, rien ne justifie de faire telle chose plutôt que telle autre. Est-ce à dire maintenant qu’aimer fournit des raisons suffisantes à tel choix plutôt que tel autre ? Ce n’est pas le cas non plus, aimer introduit plutôt des différences de valeurs entre les possibilités, qui peuvent être discutables, comme c’est le cas dans le patriotisme. C’est ce que l’on pourrait conclure de la situation d’Ulrich et de son exigence de trouver une raison suffisante à sa vie. En réalité, ce qui seul peut redonner un sens à sa vie, ce n’est pas tant une raison suffisante qu’aimer : notre vie est la nôtre non pas parce qu’on dispose d’une raison suffisante de la mener, mais parce qu’on l’aime, quand bien même les raisons de l’aimer seraient discutables.

En même temps, dans cette expérience du désamour à l’égard de sa vie apparaît une certaine vérité à son propos, concernant le contexte et le milieu dans lequel elle se déroule, la forme qu’elle prend : cette vie est profondément impersonnelle, ce sont toujours les mêmes possibilités qui la constituent. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’idée-même d’« homme sans qualités » :

C’est pourquoi il pouvait dire de sa vie, sans exagérer beaucoup, que les événements qui s’y étaient déroulés paraissaient avoir dépendu davantage les uns des autres que de lui-même. Que ce fût dans le combat ou dans l’amour, B avait toujours suivi A. Il était donc bien obligé de croire que les qualités personnelles qu’il s’était acquises dépendaient davantage les unes des autres que de lui-même ; bien plus : chacune de ces qualités prise en particulier, pour peu qu’il s’examinât bien, ne le concernait guère plus intimement que les autres hommes qui pouvaient également en être doués.333

Il est intéressant de constater que Musil n’avance pas une thèse, celle selon laquelle toute vie serait impersonnelle. C’est là d’abord plutôt une question d’attitude à l’égard de la vie : « il ne doutait pas que cette différence entre celui qui possède des expériences et des qualités propres et celui qui leur reste étranger, n’était qu’une différence d’attitude et dans un certain sens une décision de la volonté, la latitude où l’on choisit de vivre entre le personnel et le général »334. Si la vie d’Ulrich est impersonnelle, cela tient à son attitude générale, à cette manière de rester extérieur à sa vie, qui se traduit dans des décisions particulières comme le choix d’abandonner l’aménagement intérieur de son petit château à ses fournisseurs.

333 HSQ I, §39, p. 186. 334 Ibid.

En même temps, cette impersonnalité de la vie n’est pas sans fondement : ce sont toujours les mêmes possibilités qui se réalisent. C’est là une des questions fondamentales qu’Ulrich se pose : « pourquoi donc le monde favorisait-il si étrangement les manifestations les moins personnelles, les moins vraies (au sens le plus élevé) de la personne ? »335. Les hommes en viennent à réaliser toujours les mêmes possibilités, qui sont déjà toutes faites devant eux, et sans qu’ils sachent pourquoi, sans avoir de raison suffisante de le faire :

Au fond, il en est peu qui sachent encore, dans le milieu de leur vie, comment ils ont bien pu en arriver à ce qu’ils sont, à leurs distractions, leur conception du monde, leur femme, leur caractère, leur profession et leurs succès ; mais ils ont le sentiment de n’y plus pouvoir changer grand-chose. On pourrait même prétendre qu’ils ont été trompés, car on n’arrive jamais à trouver une raison suffisante pour que les choses aient tourné comme elles l’ont fait ; elles auraient aussi bien pu tourner autrement ; les événements n’ont été que rarement l’émanation des hommes, la plupart du temps ils ont dépendu de toutes sortes de circonstances, de l’humeur, de la vie et de la mort d’autres hommes, ils leur sont simplement tombés dessus à un moment donné. Dans leur jeunesse, la vie était encore devant comme un matin inépuisable, de toutes parts débordante de possibilités et de vide, et à midi voici déjà quelque chose devant vous qui est en droit d’être désormais votre vie, et c’est aussi surprenant que le jour où un homme est assis là tout à coup, avec qui l’on a correspondu pendant vingt ans sans le connaître, et qu’on s’était figuré tout différent. Mais le plus étrange est encore que la plupart des hommes ne s’en aperçoivent pas ; ils adoptent l’homme qui est venu à eux, dont la vie s’est acclimatée en eux, les événements de sa vie leur semblent désormais l’expression de leurs qualités, son destin est leur mérite ou leur malchance.336

Selon Ulrich, il y aurait toujours initialement non seulement plusieurs possibilités, mais plusieurs possibilités égales, et ce serait toujours certaines d’entre elles qui s’imposeraient aux hommes, sans qu’elles soient particulièrement justifiées. Qu’est-ce qu’Ulrich reproche exactement à cette situation ? Il ne nous semble pas que ce soit le fait que, dans la conduite d’une vie, on passe d’une pluralité de possibilités à une ou quelques-unes d’entre elles, mais plutôt le fait, là encore, que ce passage s’effectue sans raison suffisante, que la ou les possibilités adoptées ne l’aient pas été pour une raison suffisante. Cela ne signifie pas, là encore, qu’il n’y ait pas de raison à l’adoption de ce genre de vie : il y en a bien, peut-être plusieurs, on pourrait à chaque fois les indiquer, mais jamais ce ne sont jamais des raisons non seulement conscientes mais suffisantes. Parce que ces possibilités ne sont pas adoptées pour des raisons suffisantes, alors elles ne sont

335 Id., p. 185.

pas vraiment les possibilités des personnes qui les adoptent, alors ce sont toujours les mêmes possibilités qui s’imposent aux individus. Ce qui est insatisfaisant d’un point de vue éthique, c’est l’extériorité et l’absence d’originalité des possibilités adoptées.

Ainsi, quand on n’aime pas particulièrement son pays et sa société, quand on n’aime plus son métier, quand on ne s’aime même pas soi-même, on découvre à la fois qu’en un sens, toutes les possibilités sont égales, puisqu’il n’y a rien pour introduire des différences de valeur parmi elles, et que ce sont toujours les mêmes qui se réalisent. Dans cette perspective, effectivement, la question cruciale est : comment dois-je vivre ? On comprend qu’Ulrich commence par défendre l’invention de nouvelles possibilités, puisque le retour des mêmes possibilités est bien un problème pour l’individu qui cherche une vie qui soit vraiment la sienne. Mais on comprend tout autant que la solution se trouve plus radicalement dans la modification de l’attitude qui fait apparaître les possibilités comme égales.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 165-170)

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