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La force de l’induction.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 53-56)

En quoi la connaissance des régularités limite-t-elle les possibilités que l’on envisage ? La réponse paraît plus évidente si l’on reformule cette question ainsi : en quoi la connaissance des régularités fait-elle que nous envisageons moins de possibilités que celles qui existent et auxquelles on pourrait rajouter celles que l’on pourrait concevoir ? Cela tient, nous semble-t-il, à deux éléments : la mise en jeu de l’induction et les succès dans la recherche de régularités.

Envisageons tout d’abord l’induction. Son rôle est particulièrement visible dans l’empirisme95, dont Musil dit montrer les limites au chapitre 50 de la deuxième partie du roman. Selon le narrateur, l’empirisme se caractérise à la fois négativement, par sa démarcation avec la conception rationaliste des lois de la nature, et positivement, par sa conception de la régularité et de l’attente :

Ce que le langage philosophique a baptisé empirisme est une doctrine qui proclamait que la présence, évidemment surprenante, et le règne immuable des lois de la nature et des règles de l’esprit n’étaient qu’une illusion produite par l’accoutumance à la fréquente répétition des mêmes expériences. Ce qui se reproduit assez fréquemment doit continuer à se reproduire ainsi : telle était à peu près la formule classique.96

Une telle caractérisation de l’empirisme est en elle-même assez commune, mais l’important réside dans la présence du terme « devoir » dans ce qui est présenté comme la formule classique de l’empirisme : « Ce qui se reproduit assez fréquemment doit continuer à se reproduire ainsi ». D’un côté, ce terme n’exprime évidemment pas une nécessité puisque c’est cette idée que combat la formule classique et qu’il n’y a de nécessité que logique. Mais, d’un autre côté, on pourrait rapprocher cette formule de la description du sens du possible au chapitre 4 : « L’homme qui en est doué, par exemple, ne dira pas : ici s’est produite, va se produire, doit se produire telle

95 Sur l’ambiguïté du roman à l’égard de l’empirisme, on peut lire : Jean-Pierre COMETTI, Musil philosophe, Paris, Le

Seuil, 2001, p. 17-20.

ou telle chose ; mais il imaginera : ici pourrait, devrait se produire telle ou telle chose … »97. Ce rapprochement renverse la perspective habituelle sur l’empirisme. Même si le « doit » de la formule empiriste classique n’est pas l’expression d’une nécessité (logique), il n’en reste pas moins que l’empiriste envisage toujours aussi peu de possibilités par rapport à celles que l’on pourrait concevoir. Il est sans doute prêt à accorder l’idée que pourrait se produire autre chose que ce qui est dit devoir arriver, mais son usage du « doit » exprime l’invraisemblance de cette possibilité. L’invraisemblance n’est pas l’impossibilité, il y a là une différence de nature, mais dans les deux cas, on envisage moins de possibilités que ce que l’on pourrait concevoir. Ainsi, l’empiriste est bien celui qui dit « doit se produire telle ou telle chose », là où celui qui est doué du sens du possible dit « pourrait, devrait se produire telle ou telle chose ».

On objectera que l’homme du possible est présenté comme disant « devrait se produire telle ou telle chose » et qu’il n’y a pas une grande différence entre ce « devrait » et le « doit » empiriste bien compris. En effet, il n’y a sans doute pas là une différence de nature. Dans les deux cas, il est question de ce à quoi on peut s’attendre et la différence quant à la probabilité de l’événement à venir n’est que de degré. En même temps, qu’il s’agisse là d’une différence de degré est important, cela signifie que l’induction n’a pas la même force chez l’empiriste et l’homme du possible, que la vraisemblance n’a pas la même importance chez l’un et chez l’autre. Musil accorde toute sa force et toute son importance à l’induction dans le contexte scientifique, mais caractérise l’homme du possible par sa prudence ou sa réserve à l’égard de l’induction et par sa capacité à imaginer d’autres possibilités que celles qui sont comme imposées par l’induction, même quand cette dernière a une force moins importante. C’est la raison pour laquelle, sur ce point précisément, le sens du possible se démarque de la démarche scientifique, non seulement en degré, quand il s’agit d’imaginer non pas ce qui doit mais ce qui devrait arriver, mais aussi en nature, quand il s’agit d’imaginer des possibilités ne dépendant pas de ce à quoi on peut s’attendre.

Cela se voit d’autant plus à l’élément supplémentaire que Musil introduit dans sa définition du sens du possible : « Ainsi pourrait-on définir simplement le sens du possible comme la faculté de penser tout ce qui pourrait être “aussi bien”, et de ne pas accorder plus d’importance à ce qui est qu’à ce qui n’est pas »98. Musil utilise ici le concept d’équipossibilité pour qualifier les possibilités qui sont imaginées par l’homme du possible99. Précisons deux points. Tout d’abord, cet homme pense tout ce qui pourrait « être » aussi bien, c’est-à-dire tout ce qui pourrait aussi bien se produire, arriver. Ensuite, pour expliciter une partie de cette formule restée dans l’ombre,

97 HSQ I, §4, p. 20. Nous soulignons. 98 Id. Nous soulignons.

99 Pour une étude approfondie de la notion d’équipossibilité à la fois chez Musil et de manière plus générale, voir le

chapitre III de Jacques BOUVERESSE, Robert Musil. L’homme probable, op. cit., p. 127-151. Nous reviendrons sur le

puisque « aussi bien » est un comparatif : il s’agit de penser ce qui pourrait aussi bien se produire que ce qui se produit effectivement ou que ce à quoi on s’attend. Maintenant, comment comprendre cela ? Le sens du possible ainsi défini s’oppose à l’attente réglée par l’induction, selon laquelle telle chose doit se produire et telle autre n’est pas possible : on s’attend effectivement à telle ou telle chose, mais pourrait tout aussi bien se produire telle autre chose. Mais là encore, comment comprendre cela ? En quel sens peut-on dire que, par rapport à tout ce qui se produit ou par rapport à ce à quoi on s’attend d’ordinaire, on peut penser tout ce qui pourrait aussi bien se produire ? Il nous faut distinguer deux situations. Il y a la situation dans laquelle, effectivement, peut aussi bien se produire telle ou telle chose. Mais il nous semble qu’on ne peut pas dire que, quelle que soit la situation, il y a toujours effectivement d’autres possibilités égales. Par conséquent, pour rendre compte de la généralité de la formule de Musil, il nous faut ajouter une deuxième situation, celle dans laquelle, de fait, il n’y a pas d’autres possibilités, mais où nous pouvons imaginer qu’il y en a. C’est là toute la différence entre possibilités ontiques et possibilités conceptuelles, entre ce qui est réellement possible et ce qui est conceptuellement possible. Et c’est en ces termes que nous comprenons la distinction entre possibilités réelles et réalités possibles, opérée par Musil dans ce qui prolonge la description et la définition du sens du possible :

C’est la réalité qui éveille les possibilités, et vouloir le nier serait parfaitement absurde. Néanmoins, dans l’ensemble et en moyenne, ce seront toujours les mêmes possibilités qui se répéteront, jusqu’à ce que vienne un homme pour qui une chose réelle n’a pas plus d’importance qu’une chose pensée. C’est celui-là qui, pour la première fois, donne aux possibilités nouvelles leur sens et leur destination, c’est celui-là qui les éveille.

Mais un tel homme est chose fort équivoque. Comme ses idées, dans la mesure où elles ne constituent pas simplement d’oiseuses chimères, ne sont que des réalités non encore nées, il faut, naturellement, qu’il ait le sens des réalités ; mais c’est un sens des réalités possibles, lequel atteint beaucoup plus lentement son but que le sens qu’ont la plupart des hommes de leurs possibilités réelles.100

Quand nous disons que le sens du possible s’oppose à certains aspects de la démarche scientifique en degré et par nature, cela signifie donc qu’il s’y oppose en pensant non seulement les autres possibilités réelles sous-évaluées par l’induction, mais en plus les possibilités conceptuelles, c’est-à-dire les autres réalités possibles que l’induction ne prend pas en compte, par définition. Ne pas accorder plus d’importance à ce qui est qu’à ce qui n’est pas, c’est donc

suspendre la force de l’induction, penser des possibilités réelles moins voire peu vraisemblables, ainsi que des réalités possibles pour lesquelles le critère de la vraisemblance ne joue même pas.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 53-56)

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