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Calcul et loi naturelle.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 77-79)

De ce point de vue, la position de Timerding est proche, paradoxalement, de celle de Wittgenstein144. Chez ce dernier, en effet, on ne trouve pas seulement une définition logique de la probabilité (dans le Tractatus), mais aussi une explicitation des rapports entre probabilités et fréquences, qui implique précisément la question des cas également possibles145. Dans le chapitre XXII des Remarques philosophiques, deux situations à propos d’un jeu de dés sont envisagées. La première renvoie à l’impression que la fréquence observée vérifie le calcul de la probabilité. Or, cette impression est trompeuse dans la mesure où la fréquence observée vérifie seulement les bases du calcul, c’est-à-dire les lois naturelles à partir desquelles le calcul est produit :

Si je lance un dé, par exemple, je peux prédire – en apparence a priori – qu’en moyenne le chiffre 1 apparaîtra une fois sur six coups, puis je peux le confirmer par l’expérience. Mais ce que je confirme par l’expérimentation, ce n’est pas le calcul, mais la loi naturelle que le calcul des probabilités peut me présenter sous des formes différentes. En passant par le médium du calcul des probabilités, je contrôle la loi naturelle qui se trouve à la base du calcul.

Dans le cas que nous venons de voir, cette loi naturelle se représente ainsi : il y a une probabilité égale pour chacune des six faces d’être amenée au sommet du dé. C’est cette loi que nous vérifions.146

Dans le cas du jeu de dés, ce que la fréquence vérifie, ce n’est pas le calcul lui-même, mais ce sur quoi il se fonde, à savoir la loi naturelle qui veut qu’il y ait une probabilité égale pour chacune des six faces d’être amenée au sommet du dé. L’équipossibilité est donc ce que nous supposons quand nous calculons la probabilité de l’apparition de telle ou telle face du dé, mais que nous pouvons aussi modifier en raison de la fréquence de l’apparition de telle ou telle face du dé. C’est là l’intérêt de la deuxième situation imaginée par Wittgenstein que de préciser comment

143 Jacques BOUVERESSE, Robert Musil. L’homme probable, op. cit., p. 187.

144 « Paradoxalement », dans la mesure où l’on fait souvent de ces deux auteurs les représentants de deux courants qui

s’affrontent concernant les probabilités, le courant logiciste et le courant fréquentiste.

145 Pour une analyse de la probabilité chez Wittgenstein, voir Georg Henrik VON WRIGHT, Wittgenstein, tr. É. Rigal,

Mauvezin, TER, 1986, « Wittgenstein sur les probabilités », p. 147-174 ; Layla RAÏD, « Les probabilités ont-elles un

objet ? La conception logique des probabilités selon le Tractatus », dans Christiane CHAUVIRE, Lire le Tractatus logico-

philosophicus, Paris, Vrin, 2009, p. 171-184.

nous changeons cette loi que nous posons. Dans cette autre situation, la fréquence observée ne correspond pas à la prédiction avancée : un joueur de dé produit un 1 pendant une semaine, alors que le dé n’est pas pipé et que d’autres joueurs produisent des résultats normaux. Que conclure de cette déviation de la fréquence par rapport au calcul ?

Est-il alors fondé à penser que c’est l’action d’une loi naturelle qui ne lui fait lancer que des 1 ; est-il fondé à croire que cela va continuer de la sorte, ou est-il fondé à faire la conjecture que cette régularité ne peut plus durer bien longtemps ? C’est-à-dire : est-il fondé à abandonner le jeu puisqu’il s’est avéré – montré – qu’il ne peut lancer que des 1, ou au contraire à le poursuivre puisqu’il n’en est maintenant que plus probable qu’il va tirer un chiffre plus élevé ?147

Autrement dit, cet écart avec la probabilité, introduit par une nouvelle fréquence (seulement des 1), doit-il être attribué au hasard, auquel cas cette fréquence doit finalement converger avec le calcul, ou bien à une loi naturelle, auquel cas il faut changer le calcul sur la base de cette nouvelle loi, de sorte que la fréquence et le calcul concordent ? Selon Wittgenstein, il est très peu probable que ce joueur accepte de reconnaître dans la fréquence particulière de 1 l’effet d’une loi : cela s’opposerait aux expériences qu’il a pu accumuler, c’est-à-dire aux fréquences observées jusque-là. Autrement dit, la fréquence des 1 est de peu de poids face aux fréquences observées jusque-là, chez lui et chez les autres :

Dans la réalité, il se refusera à reconnaître comme une loi naturelle son incapacité à lancer autre chose que des 1. Tout au moins faudra-t-il un long intervalle de temps avant qu’il prenne cette possibilité en considération. Mais pourquoi ? À ce que je crois, parce que tant d’expériences antérieures dans la vie plaident contre une telle loi naturelle – expériences qui doivent toutes être pour ainsi dire surmontées avant que nous n’adoptions une façon toute neuve de considérer les choses.148

Mais à supposer qu’au final, il reconnaisse qu’il ne peut produire que des 1, il changerait alors la loi naturelle qui est au fondement du calcul de probabilité, il remettrait en cause la loi qui veut que la probabilité d’apparition de chacune des faces du dé soit égale à celle des autres, il remettrait en cause l’équipossibilité d’apparition de chacune des faces.

On terminera en notant que, sur ce point, selon Wittgenstein, la situation n’est pas très différente en ce qui concerne la théorie cinétique des gaz :

147 Id., §234, p. 278. 148 Ibid.

Si on dit que les molécules d’un gaz se meuvent selon les lois de la probabilité, cela donne l’impression qu’elles se meuvent selon des lois quelconques a priori. C’est naturellement un non- sens. Les lois de la probabilité – c’est-à-dire celles qui se trouvent à la base du calcul – sont admises comme des hypothèses qu’ensuite le calcul dégrossit et que l’expérience, sous une autre forme, confirme – ou contredit.149

Ce passage est intéressant dans la mesure où il permet de discuter la manière dont Musil, de son côté, présente cette théorie, du moins dans l’analogie qu’il esquisse avec le domaine moral : « … tout se confond en désordre, chaque élément fait ce qu’il veut, mais quand on calcule ce qui n’a pour ainsi dire aucune raison d’en résulter, on découvre que c’est précisément cela qui en résulte réellement ! »150. On peut bien poser que les éléments font ce qu’ils veulent, au sens où ils peuvent se comporter tout aussi bien de telle manière que de telle autre. En réalité, comme le dirait Wittgenstein, c’est là une hypothèse que le calcul doit dégrossir mais surtout que l’expérience, ici l’observation de leur comportement statistique, doit confirmer ou infirmer. À supposer que cette observation montre des régularités différenciées, il faudrait alors revenir sur l’hypothèse de départ qui veut que les éléments se comportent tout aussi de telle manière que de telle autre.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 77-79)

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