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La part syntaxique des hypothèses.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 120-126)

Ne revenons-nous pas une fois de plus au rapport ambivalent entre sens du possible et induction, au fait que, d’un côté, la formulation d’hypothèse est apparentée au sens du possible, puisqu’il s’agit d’essayer de nouvelles règles concernant les phénomènes, mais que, d’un autre côté, elle reste guidée par le souci de la simplicité et de l’utilité quant à leur description ? Nous soutiendrons pour finir que, si la formulation d’hypothèses est un modèle pour le sens du possible, cela tient à qu’elle implique un renouvellement de nos modes de description du réel.

Pour cela, il faut souligner que les mathématiques ont un statut particulier par rapport aux hypothèses puisqu’elles en sont une partie et en même temps la syntaxe, au sens où elles en sont la norme d’expression, elles en fixent l’expression. Wittgenstein affirme :

La géométrie n’est pas quelque chose qui tient tout seul, elle est complétée par la physique. Elle est donc une partie d’une hypothèse. Je peux fixer cette partie en me réservant le droit d’organiser tout le reste de façon à obtenir une concordance avec l’expérience. La partie d’une hypothèse qui est ainsi fixée d’avance, je l’appelle un postulat.

Il n’y a qu’une chose au monde que nous puissions postuler : notre mode d’expression. Le comportement des faits, nous ne pouvons pas le postuler. Je pourrais aussi bien dire : si je pose un postulat, je fixe du même coup la syntaxe dans laquelle j’exprimerai l’hypothèse. Je choisis un système d’exposition. Il n’y a donc pas la moindre opposition entre la conception qui fait de la géométrie une partie d’une hypothèse et celle qui en fait une syntaxe.245

Les Principes de la mécanique de Hertz seraient à nouveau un bon exemple de cette idée et peut-être son origine. Ils sont en effet divisés en deux livres, le premier portant sur « la géométrie et la cinématique des systèmes matériels », le second sur « la mécanique des systèmes matériels », mais il s’agit bien de construire une image des mouvements naturels, dont la première partie fixe la logique et garantit son admissibilité logique. Il y a pourtant peut-être une différence entre Hertz et Wittgenstein en ce que le premier distingue la question de l’admissibilité logique de l’image et celle de la supposition de masses cachées (ces deux questions sont traitées respectivement dans le livre I et le livre II), alors que le second donne à la supposition de masses cachées une dimension logique, au sens où elle détermine ce qui est admissible ou pas en terme d’explication. L’originalité de Wittgenstein serait ainsi d’assimiler aussi bien la géométrie que la supposition de masses cachées à des énoncés grammaticaux qui fixent en partie la syntaxe de l’hypothèse.

De ce point de vue, Wittgenstein retrouve une idée plus générale qu’il développait déjà dans le Tractatus et selon laquelle il y a des « vues a priori » qui sont des mises en forme de la description de la réalité, qui déterminent ce que l’on peut dire, et, surtout, dont la géométrie fait partie :

6. 341 – La mécanique newtonienne, par exemple, uniformise la description du monde. Figurons-nous une surface blanche, avec des taches noires irrégulières. Nous disons alors : tout ce qui ressort comme image, je puis toujours en donner une description aussi approchée que je veux, en recouvrant la surface d’un quadrillage convenablement fin et en disant de chaque carreau s’il est blanc ou noir. J’aurai ainsi uniformisé la description de la surface. Cette forme unique est arbitraire, car j’aurais pu utiliser avec le même succès un réseau à mailles triangulaires ou hexagonales. Il se peut que la description au moyen d’un réseau à mailles triangulaires soit plus simple ; ce qui veut dire que nous pourrions décrire plus exactement la surface au moyen d’un réseau à mailles triangulaires plus grossier qu’avec un quadrillage plus fin (ou inversement), et ainsi de suite. Aux différents réseaux correspondent différents systèmes de description du monde. La mécanique détermine une forme de description du monde en disant : toutes les propositions de la description du monde doivent être obtenues d’une manière donnée à partir d’un certain nombre de propositions données – les axiomes de la mécanique. […]

(De même que l’on peut écrire n’importe quel nombre avec le système des nombres, de même avec le système de la mécanique on peut former n’importe quelle proposition de la physique.)246

Ce ne sont pas seulement les principes de raison suffisante, de continuité dans la nature ou encore de moindre dépense dans la nature qui sont des mises en forme possibles des propositions de la science, mais aussi le type de géométrie qui est choisi. Autrement dit, le choix d’une géométrie détermine la forme de la description du monde, c’est-à-dire ce qu’il est possible de dire dans ce système de description du monde. Prise en elle-même, en effet, la géométrie peut déjà être considérée comme une syntaxe qui a affaire non pas à la réalité mais aux possibilités dans l’espace :

Les axiomes de la géométrie ont par conséquent le caractère de règles concernant la langue dans laquelle nous voulons décrire les objets spatiaux. Ce sont des règles de syntaxe. Les règles de syntaxe ne traitent de rien : c’est nous qui les établissons. […] Jamais elle [la géométrie] ne peut nous dire quoi que ce soit sur l’état de choses. Et cela montre à nouveau qu’en géométrie nous n’avons jamais affaire à la réalité, mais aux possibilités dans l’espace.247

246 T, 6. 341, p. 105-106.

Nous terminerons en faisant remarquer que ce qui suit ces réflexions sur la géométrie, c’est un passage que l’on a déjà cité et dont le concept central était encore celui de possibilité. Citons-en l’essentiel : « La physique veut établir des régularités ; elle ignore le possible. […] Dans la phénoménologie il s’agit toujours de la possibilité, c’est-à-dire du sens, non de la vérité et de la fausseté. »248 En un sens, cette distinction est trompeuse. Elle dissimule en effet la part de géométrie qui se trouve dans toute physique, qui en norme l’expression et qui donc fixe ce qui sera tenu pour possible en elle. Donc, si la physique s’intéresse effectivement aux faits, la distinction intéressante (et plus difficile à saisir) est celle qu’il y a entre la géométrie et la phénoménologie, entre la détermination des possibilités et la description de ces possibilités.

L’autre conséquence, c’est que changer de mathématiques, c’est changer de syntaxe, donc changer ce que l’on tient pour possible. Mais on pourrait ajouter que changer de mathématiques, en tant que parties d’une hypothèse, c’est changer la syntaxe de cette dernière et donc modifier ce que l’on tient pour possible. En ce sens, si les lois de la nature sont des règles, ce n’est pas seulement au sens où elles sont des règles de construction d’attentes, mais aussi au sens où elles comportent des parties dont la fonction est grammaticale, puisqu’elles déterminent la syntaxe des descriptions qu’on peut tirer de ces lois. Ainsi, à côté des parties mathématiques jouant le rôle de syntaxe, on trouve les énoncés du type « il doit y avoir quelque autre planète qui exerce une attraction sur la planète observée ». Cet énonce relève certes de notre décision, mais il faut surtout souligner sa fonction grammaticale. Il s’agit d’un « énoncé grammatical »249 qui, une fois admis au sein de la théorie défendue, modifie ce que l’on y tient pour possible :

Supposez qu’une planète, qui, selon une certaine hypothèse, devrait décrire une ellipse, ne la décrive pas en fait. Nous dirions alors qu’il doit exister une autre planète, que nous ne voyons pas et qui agit sur elle. Il est arbitraire de dire que nos lois de la gravitation orbitale sont justes et que nous ne voyons tout simplement pas que l’autre planète agit, ou bien que ces lois sont fausses. Nous avons ici un exemple de transition entre hypothèse et règle grammaticale. Si nous disons que, quelle que soient les observations que nous fassions, il y a une autre planète dans le voisinage, nous posons cela comme règle grammaticale ; l’énoncé ne décrit aucune expérience.250

C’est à nouveau le passage des Remarques sur le fondement des mathématiques qui permet d’éclairer la nature de ce partage entre ce qui est possible et ce qui ne l’est pas : « Il doit en être ainsi ne signifie pas qu’il en sera ainsi. Au contraire “Il en sera ainsi” sélectionne une possibilité

248 Id., 25 décembre 1929, p. 33. 249 CC II, p. 29.

parmi d’autres. “Il doit en être ainsi” ne voit qu’une seule possibilité »251. Les énoncés grammaticaux qui servent au maintien d’une hypothèse et qui lui sont incorporés font qu’on ne voit plus qu’une seule possibilité.

Revenons maintenant à notre point de départ. Avec le renouvellement des hypothèses, il n’en va pas seulement de la recherche de l’hypothèse la plus simple et la plus pratique, concernant la description des faits observés et la construction de prédictions. Il en va en réalité parfois du changement de la syntaxe de notre description du réel – « parfois » au sens où tout essai d’une autre hypothèse ne passe pas nécessairement par la modification de ses parties à vocation syntaxique. Et avec ce changement, il en va de ce que l’on tient pour possible ou pas. C’est donc sur ce point que la formulation d’hypothèse est un modèle pour le sens du possible : elle montre comment le partage entre le possible et l’impossible dépend du mode de description adopté.

Conclusion

Nous venons de mettre en rapport le sens du possible avec différents aspects de la démarche scientifique : quelle conclusion en tirer ? On s’aperçoit que ce sont le premier aspect et le dernier aspect, l’expérimentation et la formulation d’hypothèses, qui sont le plus en lien avec le sens du possible. L’expérimentation scientifique, dont on doit avouer que l’analyse technique n’est pas particulièrement poussée chez Musil, est cette pratique dans laquelle plusieurs possibilités sont essayées et qui a son fondement dans la méthode de variation. De l’autre côté du spectre des pratiques scientifiques, du côté le plus abstrait, la formulation d’hypothèses est celle de modes de représentation irréductiblement pluriels, au sens où il y a nécessairement plusieurs modes de représentations possibles. La conséquence, c’est que l’expression « sens du possible » a des sens assez différents suivant qu’on la rapporte à cette pratique de l’expérimentation ou à la formulation d’hypothèses.

Mais le plus important réside sans aucun doute dans l’ambivalence des autres aspects de la démarche scientifique. Nous pensons à l’opposition entre le sens du possible et la recherche de régularités, où l’induction joue un rôle fondamental. Il ne s’agit pas simplement de dire qu’il y a des possibilités réelles et des possibilités concevables par-delà celles auxquelles on peut s’attendre, mais de souligner combien la recherche de régularités est érigée en norme. Autrement dit, le sens du possible est en butte à ces succès de la démarche scientifique, dans la recherche de régularités mais aussi dans la recherche de causes, qui se transforment en normes : il doit y avoir des régularités, il doit y avoir des causes. Ce faisant, c’est le concept même de possibilité qui s’en trouve modifié : est possible ce que l’on peut rapporter à une régularité, ce que l’on peut expliquer par des causes, etc. De ce point de vue, faire preuve de sens du possible, c’est résister à cette transformation en norme des succès de la science. Il nous semble que Wittgenstein ne dit pas autre chose que cela, quand il fait cette remarque au terme de son analyse de « il doit y avoir une cause » : « Il ne serait pas du tout dépourvu de sens de dire que la philosophie est la grammaire des mots “devoir” et “pouvoir” ; elle montre ainsi ce qui est a priori et a posteriori »252.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 120-126)

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