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Physique et statistiques.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 72-74)

Dans la perspective de Musil, les statistiques ne servent cependant pas seulement à rendre compte de ce qui ne relève pas de lois, qu’il s’agisse de ce domaine, les affaires humaines, dans lequel il n’y en a pas toujours, ou de ce domaine, la nature physique, dans lequel, même si on suppose et on montre qu’il y en a, il faut aussi rendre compte de ce qui est proprement factuel. Plus radicalement, les statistiques sont, chez Musil, au cœur du travail propre aux sciences de la nature : l’établissement des lois.

Musil s’est en effet intéressé aux deux applications centrales des statistiques dans le domaine de la physique : celle de la physique dite justement « statistique », qu’on trouve notamment chez Boltzmann, mais aussi celle de la physique quantique. Sur ce dernier point, on trouve une trace de cet intérêt à la fin du cahier 10, dans un passage consacré à Erwin Schrödinger :

Je lis – après achèvement du 1er volume de l’HSQ – dans Die Koralle (déc. 1929) une causerie

d’Erwin Schrödinger, membre de l’académie des sciences de Prusse, sur Das Gesetz der Zufälle. Selon ce texte, le problème loi causale ou loi statistique serait très actuel.

Dans son langage (peut-être trop influencé par le principe de l’entropie ?), « la régularité des phénomènes physiques ou chimiques » peut être « ramenée à une loi plus générale, à savoir : dans tout processus physique ou chimique, il se produit un passage d’états relativement ordonnés de la température atomique et moléculaire à des états moins ordonnés, un passage de l’ordre au désordre, cela même que l’on pourrait attendre si chaque élément de la masse poursuivait son chemin plus ou moins sans plan, sans contrainte rigoureusement univoque. Les lois exactes que nous observons à cette occasion sont des “lois statistiques”, telles qu’elles apparaissent dans tout phénomène de masse, d’autant plus nettement que le nombre des individus est grand, et de surcroît aussi, ou même justement, dans le cas où le comportement de l’individu isolé n’est pas strictement déterminé, mais indéterminé, “déterminé par le hasard”. Il paraît dès lors tout à fait compréhensible que le passage constant de l’ordre au désordre se transforme en une loi supérieure, en un caractère fondamental commun à tous les phénomènes. Pour le physicien, c’est là-dessus que repose l’orientation expressément unilatérale de tous les processus naturels. Quand, d’un état initial considéré comme une cause, procède un état consécutif considéré comme effet, ce dernier (ainsi que l’énonce la physique moléculaire) est toujours subordonné et toujours exactement celui Pour un commentaire de ce passage des Journaux, voir Jacques BOUVERESSE, Robert Musil. L’homme probable, op. cit.,

qui, dans le cas de contingence absolue de l’événement particulier, peut être attendu avec une probabilité croissante. On aboutit ainsi à ce paradoxe que la racine de la causalité, du point de vue du physicien, c’est le hasard. »135

Nous ne rentrerons pas dans le détail de cette longue citation et n’en garderons que l’idée centrale dans notre perspective : si on laisse de côté les formulations trop marquées par le principe d’entropie, reste qu’à défaut de l’affirmer, on peut tout à fait concevoir que les lois de la nature, qui sont des lois causales, puissent être corrélées voire réduites à des lois statistiques136. Ainsi, les statistiques permettent non seulement de mettre en évidence des régularités au sein de ce qui se produit par hasard, mais aussi de comprendre autrement les régularités que l’on décrit habituellement au moyen de lois exactes et causales. La conséquence générale est la suivante. Alors qu’on se trouvait initialement avec une distinction tranchée entre loi et exception, on se retrouve maintenant avec un usage des statistiques qui rend compte non seulement de faits qui, n’étant pas exceptionnels, ne relèvent pourtant pas non plus de lois, c’est-à-dire de régularités sans lois, mais aussi de régularités pour lesquels des lois exactes et causales ont pourtant été trouvées.

Pour cerner plus précisément l’importance accordée par Musil à la physique quantique, on peut souligner avec Jacques Bouveresse que :

… les textes de Musil ne comportent pas beaucoup d’éléments qui pourraient permettre de décider ce qu’il pensait réellement sur cette question la relation loi causale/loi statistique , qui n’est certainement pas tranchée par la simple possibilité d’appliquer avec succès les méthodes du calcul des probabilités à la physique atomique. … Il me semble, au total, que le système de référence auquel Musil a emprunté, pour l’essentiel, ses concepts et ses analogies a été et est resté beaucoup plus celui de la mécanique statistique classique que celui de la révolution quantique.137

Que le système de référence de Musil soit principalement celui de la mécanique statistique, cela se voit en effet dans la mention explicite de ce système dans le chapitre 103 de la première partie du roman :

135 J I, cahier 10, p. 626.

136 De ce point de vue, nous sommes pleinement d’accord avec l’analyse de Jacques Bouveresse : « Il ne s’agit

précisément rien de plus qu’une de ces “possibilités de penser autrement” dont la science, selon Musil, a donné autrefois et continue de donner aujourd’hui plus que jamais les exemples les plus audacieux et les plus instructifs. » (Robert Musil. L’homme probable, op. cit., p. 210).

Admettons que les choses se passent dans le domaine moral comme dans la théorie cinétique des gaz : tout se confond en désordre, chaque élément fait ce qu’il veut, mais quand on calcule ce qui n’a pour ainsi dire aucune raison d’en résulter, on découvre que c’est précisément cela qui en résulte réellement ! Il y a d’étranges coïncidences ! Admettons aussi qu’une certaine quantité d’idées se mélange avec le temps présent : elle produit une quelconque valeur moyenne probable ; celle-ci se déplace automatiquement et très lentement, c’est ce que nous appelons le progrès ou la situation historique.138

Réservons pour après l’examen de l’analogie entre ce qui se produit dans le domaine moral et ce qui se produit dans la théorie cinétique des gaz. Sans rentrer dans le détail de cette théorie, nous pouvons néanmoins noter que ce qui intéresse Musil, c’est le fait que du comportement désordonné des éléments naît une valeur moyenne probable, c’est-à-dire une régularité. Or, comme le rappelle Anouk Barberousse :

Alors que les lois thermodynamiques et hydrodynamiques expriment des relations entre les variables macroscopiques d’un système, toute l’entreprise de la mécanique statistique, pour la caractériser d’un mot, consiste à mettre en correspondance chacune des quantités macroscopiques qui figurent dans ces lois, comme l’énergie interne, l’entropie, la température, la pression, avec des quantités microscopiques, et à montrer que les lois de la thermodynamique et de l’hydrodynamique sont des conséquences de relations qui sont spécifiques de l’échelle microscopique.139

Nous en tirons la conséquence suivante. Comme l’affirme Jacques Bouveresse, Musil est sans doute resté classique dans ses références, c’est-à-dire plus proche de la physique statistique que de la physique quantique, par exemple sur la question du déterminisme ou celle de la causalité. Il n’empêche que ce à quoi il est sensible dans les deux cas, c’est le fait que l’usage des statistiques permet, semble-t-il, de rendre compte des régularités pour lesquelles des lois ont déjà été établies.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 72-74)

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