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Le problème de la liberté.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 196-198)

Il nous semble en effet que le véritable enjeu du point de vue statistique ne concerne pas tant le sujet que l’agent395. Il en va en effet de ce que l’individu peut faire et du sens pour lui qu’il y a à choisir telle ou telle possibilité : eu égard à la moyenne, qu’il choisisse de faire telle chose ou telle autre n’importe pas. Dans le cas précis d’Ulrich, qu’il abandonne ou pas sa carrière de mathématicien avec les résultats positifs qu’il a obtenus jusque-là ne change rien au cours des choses. Ainsi, quand il revient sur cet abandon dans une discussion avec Agathe, il affirme :

- Non répartit Ulrich, je ne rattraperai pas mon retard. Car il est surprenant, mais vrai, que rien n’aurait été changé objectivement au cours des choses ni à l’évolution de la science. Je puis avoir eu quelque dix années d’avance sur mon temps un peu plus lentement, par d’autres voies, d’autres gens ont atteint sans moi le point où je les aurais, au mieux, conduits plus vite.396

Cette affirmation illustre l’idée énoncée un peu auparavant que « plus tard, dans une époque mieux informée, le mot destin prendra probablement un sens statistique »397. Il faut

395 Nous reviendrons sur ce point essentiel dans la conclusion de cette thèse : le problème qui est mis en évidence

dans L’Homme sans qualités, ce n’est pas celui du sujet, mais celui de l’agent. De ce point de vue, nous comprenons l’intérêt de Jean-Pierre COMETTI pour la question de la narration, par exemple dans son article « Temps et narration.

“Am Land kommen die Götter noch zu den Menschen” » (Musil-Forum. Festschrift Ernst Schönwiese, op. cit., p. 99-104). Ce qui se montrerait dans le roman, c’est le fait que « la narration – la narration “classique”, comme dit Ulrich – ne peut être pensée que sous la condition d’un Moi fixe, stable, qui en constitue, pour ainsi dire, l’assise ontologique » (p. 100). En même temps, à supposer qu’Ulrich dispose d’un « moi fixe, stable », sûr de ses propriétés, qu’y aurait-il à raconter ? Rien ! Ce qui est requis pour qu’il y ait narration, c’est moins un sujet qu’un agent qui agit ou, comme Ulrich, décide de ne plus rien faire et d’attendre. La solution à son problème ne réside donc ni dans le « moi » ni dans la narration, mais simplement dans ce qui le décidera à mener une vie au lieu d’en prendre congé. Il nous semble qu’on pourrait faire une remarque similaire à propos de la manière dont Paul RICŒUR utilise L’Homme sans qualités

dans Soi-même comme un autre (Paris, Le Seuil, 1990, p. 177 et 196). De la même manière, dans son article intitulé « Les qualités sans homme » (Musil-Forum. Festschrift Ernst Schönwiese, op. cit., p. 132-137), Anne LONGUET-MARX nous

semble partir de la meilleure manière : en retraçant les différents essais d’Ulrich pour devenir un grand homme, c’est- à-dire en s’appuyant sur sa conduite (passée), ses actions. Cependant, une fois arrivée à l’idée d’« homme sans qualités », la question redevient celle du sujet, alors qu’elle devrait être celle de l’agent. Dans son article « R. Musil et la mort de “l’homme libéral” » (Robert Musil, Actes du colloque de Royaumont – 1985, Jean-Pierre COMETTI (éd.), Luzarhes, Éditions Royaumont, 1986, p. 171-197), Walter MOSER nous semble plus proche de la lecture adéquate du

problème abordé par Musil. Il part certes de la « crise du sujet comme homme libéral » mais accorde toute son importance à l’action dans la transposition littéraire du problème.

396 HSQ II, §8, p. 69. 397 Id., p. 68.

comprendre que, statistiquement, le choix d’abandonner ou de continuer n’aurait pas changé la probabilité que le résultat qu’il a trouvé soit trouvé de toute façon. Ce qui pouvait être pris pour un destin n’est en réalité qu’un hasard qu’on peut expliquer statistiquement. De manière générale, on en tirera la conclusion que la détermination d’une moyenne ou d’une probabilité laisse l’individu libre de faire telle chose ou telle autre. En disant cela, nous ne nous situons pas sur un terrain métaphysique où se poserait la question de la réalité de la liberté eu égard aux régularités statistiques398, mais sur le terrain de l’action. Que deux possibilités soient équivalentes signifie avant toute chose qu’elles ont la même valeur, que choisir l’une n’a pas plus de valeur que choisir l’autre.

D’un autre côté, une telle manière de concevoir l’action n’a rien de fataliste. Si le hasard ou le manque de raison suffisante gouvernent l’action individuelle, il n’empêche que la connaissance des lois de ce hasard, celles qui font par exemple que tel résultat sera découvert « de toute façon », permet de changer la réalité. Ainsi, quand Musil revient sur le rôle des individus au sein de l’Action parallèle, il souligne le fait que telle personne aurait pu tout aussi bien être absente ou remplacée par telle autre. La conclusion est alors la suivante :

Cette conception, aujourd’hui devenue à peu près naturelle, peut sembler fataliste, elle ne l’est que dans la mesure où on la considère elle-même comme fatale. Les lois naturelles, avant qu’on les étudiât, semblaient elles aussi fatales ; une fois qu’on les a eu étudiées, on est parvenu à les soumettre à une technique.399

Il nous semble que cela exprime assez précisément ce que Wittgenstein dit des lois de la nature et de leur différence avec le destin. À l’idée que les lois naturelles semblent fatales parce qu’on les considère comme telles correspond cette affirmation du Tractatus : « Aussi se tiennent- ils devant les lois de la nature comme devant quelque chose d’intouchable, comme les Anciens devant Dieu et le Destin »400. À l’idée qu’une fois les lois connues, on les soumet à une technique correspond ce passage des Remarques mêlées : « Le destin est l’antithèse de la loi naturelle. La loi naturelle, on veut l’approfondir et s’en servir, le destin, non »401. Il est vrai qu’il n’est pas question chez Wittgenstein de la soumission de la loi à une technique mais de son usage. Mais cela fait

398 Sur ce point, on lira les pages très justes de Jacques BOUVERESSE dans son introduction à Robert Musil. L’homme

probable (op. cit., p. 46 sq), ainsi que les pages du livre de Ian HACKING, The Taming of Chance (Cambridge, Cambridge UP, 2010, 14e éd., p. 116 sq), auxquelles Jacques Bouveresse renvoie.

399 HSQ II, §125, p. 1064. Pour un passage analogue, voir la discussion avec Agathe sur le hasard et les probabilités

(HSQ II, §47, p. 509 sq.).

400 T, 6.372, p. 108. 401 RM, p. 129.

apparaître la spécificité des lois dont parle Musil : elles portent sur quelque chose que l’on peut modifier, à savoir les actions humaines. Comme le rappelle J. Bouveresse :

Les théoriciens qui ont mis au point les méthodes de la statistique et recommandé leur application au traitement des problèmes humains et sociaux ont été souvent inspirés par des idées réformistes, humanitaires et généreuses concernant la possibilité de se servir des lois statistiques qui gouvernent des phénomènes comme le crime, la maladie, le vice, etc. pour améliorer l’état de la société.402

La conséquence est qu’Ulrich est dans une situation tout à fait paradoxale. Si l’adoption du point de vue statistique rend vain l’usage individuel de la liberté, elle est pourtant loin de rendre fataliste puisqu’au contraire, la connaissance des régularités statistiques met en évidence la possibilité de modifier l’état des choses, quand bien même ce changement ne peut provenir d’une action individuelle. En même temps, qu’il soit possible de changer l’état des choses ne résout en rien le problème de l’usage individuel de la liberté. Dans le cas d’Ulrich, si la transformation du monde avait été son but, alors le point de vue statistique l’aurait aidé à le réaliser. Le problème, c’est qu’Ulrich ne sait justement pas ce qu’il doit faire, comment il doit mener sa vie : avec les statistiques, il ne dispose donc que d’un outil, pas d’un but.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 196-198)

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