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Un retour chez soi ?

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 150-152)

C HAPITRE 2 : L’ AMENAGEMENT INTERIEUR ET LE PROBLEME DE LA VIE JUSTE

1. Un retour chez soi ?

Rappelons la situation romanesque générale d’Ulrich. En conséquence de ses propos antipatriotiques, ou du moins critiques à l’égard du patriotisme, Ulrich est envoyé à l’étranger par son père, où il apprend à « étendre à toutes les nations son dédain de l’idéal des autres »293, à savoir le patriotisme. De la sorte, toutes les nations sont égales à ses yeux, y compris dans le patriotisme dont elles font l’objet. Pourtant, ce sont bien les supposées vertus du pays natal qui le rappellent dans l’Empire :

Depuis, seize ou dix-sept ans avaient passé, comme nuages au ciel, Ulrich ne les regrettait pas plus qu’il n’en était fier ; arrivé en sa trente-deuxième année, il les considérait simplement avec surprise. Entre-temps, il avait vécu ici ou là, parfois aussi, brièvement, dans sa patrie, et partout il avait fait des choses estimables et d’autres inutiles. On a déjà laissé entendre qu’il était mathématicien, et il n’est pas besoin d’en dire davantage à ce sujet pour l’instant ; en effet, dans toute profession, pourvu qu’on l’exerce par amour et non pour de l’argent, arrive un moment où les années qui s’accumulent paraissent ne plus mener à rien. Après que ce moment eut quelque peu traîné en longueur, Ulrich se rappela qu’on accorde au pays natal le mystérieux pouvoir de rendre à la réflexion des racines et un terreau, et il s’y installa avec les sentiments d’un promeneur qui s’assied sur un banc pour l’éternité, tout en pressentant qu’il ne va pas tarder à le quitter.294

Plusieurs éléments romanesques importent ici. Tout d’abord, on soulignera l’indifférence quant au lieu où il a pu habiter pendant ces 16 ou 17 années. Qu’il ait vécu ici ou là, y compris dans sa patrie, montre qu’il ne lui accorde justement pas plus d’importance qu’aux autres lieux. Et

293 HSQ I, §5, p. 23. 294 Id., p. 23-24.

ce ne sont pas les supposées vertus du pays natal qui changent quelque chose à cela, bien que, de fait, cela le décide à revenir y habiter. Il pressent en effet « qu’il ne va pas tarder à le quitter ». Si l’on se souvient de ce que Musil dit du rapport des Autrichiens à leur pays, à savoir qu’il est marqué par la défiance à l’égard de soi, l’Autriche est peut-être justement le pays dans lequel il n’est pas possible de retrouver ses racines. Ensuite, on notera son indifférence quant à la valeur de ce qu’il a pu faire et de la vie qu’il a pu mener jusque-là. Après ce que l’on vient de développer, on comprend qu’il puisse ne pas accorder plus d’importance à sa patrie qu’aux autres pays, mais pourquoi n’accorde-t-il plus d’importance aux différences de valeur de ses propres actions ? La raison donnée par Musil est la suivante : une profession exercée par amour et non pour l’argent paraît ne plus mener à rien. Si l’on se souvient de ce que Musil dit de l’usage de l’argent dans le chapitre consacré au sens du possible, alors Ulrich n’est pas le type d’homme qui fait fructifier les possibilités réelles de son argent, il en invente d’autres usages, bien plus : l’argent ne l’intéresse tout simplement pas. Ainsi, l’exercice de sa profession ne le mène à rien.

Par conséquent, Ulrich est dans une situation où il pourrait tout aussi bien repartir vivre dans un autre pays et tout aussi bien s’engager dans une autre profession. La leçon qu’on peut en tirer est la suivante : on pourrait croire que le sens du possible est le moyen de répondre à la question « comment dois-je vivre ? », mais, en réalité, il en est l’origine.

Or, cela se voit de manière très concrète dans un nouvel épisode dont la portée se révélera être éthique. Il s’agit de l’aménagement intérieur du petit château, qui était censé être pour Ulrich le côté le plus agréable du retour au pays. À défaut de voir dans le retour au pays un retour chez soi, il pensait qu’il allait être agréable de se constituer un « chez soi » :

C’est alors que, mettant de l’ordre dans sa maison, comme dit la Bible, il fit une expérience dont l’attente avait été, somme toute, sa véritable occupation. Il s’était mis dans l’agréable obligation de réinstaller entièrement à neuf, et à sa guise, la petite propriété laissée à l’abandon.295

Dans les toutes premières pages du roman, la location d’un château est une insolence d’Ulrich à l’égard de l’ordre établi. Le sens du possible qui lui fait penser que, contrairement à ce que l’on dit, il pourrait tout aussi bien habiter dans ce genre de château que dans un appartement ordinaire, est une remise en cause de l’ordre et des limites sociales et politiques. Mais cette liberté à l’égard de l’ordre établi devient pourtant problématique quand il s’agit d’aménager l’intérieur de ce petit château :

De la restauration fidèle à l’irrespect total, il avait le choix entre toutes les méthodes, et tous les styles, des Assyriens au cubisme, se présentaient à son esprit. Quel choix fallait-il faire ? L’homme moderne naît en clinique et meurt en clinique : il faut que sa demeure ressemble à une clinique ! Cet impératif venait d’être formulé par un architecte d’avant-garde, tandis qu’un autre, réformateur de l’aménagement, exigeait des parois amovibles sous prétexte que l’homme doit apprendre à vivre avec son semblable et cesser de s’en isoler par goût du séparatisme. Des temps nouveaux venaient de commencer (il en commence à chaque minute) : à temps nouveaux, style nouveau !296

Le problème pour un homme du possible comme Ulrich, c’est que toutes ces possibilités se valent : il lui semble qu’il peut choisir tel aménagement aussi bien que tel autre, au sens où il n’y a pas de raison particulière de choisir tel aménagement plutôt que tel autre. La solution se trouve-t-elle dans l’invention de nouveaux aménagements, c’est-à-dire de nouvelles possibilités ? C’est en effet ce qu’il envisage un temps, après avoir examiné un certain nombre de revues d’art : « Ulrich finit par ne plus imaginer que des pièces irréalisables, des chambres tournantes, des installations kaléidoscopiques, des changements à vue pour l’âme, et ses idées perdaient de leur consistance à mesure »297.

Mais bien évidemment, cela ne résout en rien le problème des raisons du choix de telle ou telle possibilité, qu’elles préexistent ou soient inventées à l’occasion par Ulrich : toutes se valent. Ainsi, le sens du possible rend problématique le patriotisme, ou même plus simplement l’attachement au pays natal, mais aussi il rend problématique la simple constitution d’un chez soi.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 150-152)

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