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La validité élargie des représentations.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 39-44)

La méthode de la modification permet de penser encore un autre aspect du sens du possible. Dans le passage de sa thèse sur Mach que nous venons de citer, Musil n’en reste pas à la mention des moyens mathématiques et heuristiques de la science, et de l’importance de la méthode de la modification, il souligne encore l’intérêt principal de son usage :

La méthode de la modification nous présente des cas de faits analogues qui comportent pour une part des éléments communs, pour une autre des éléments différents. Ce n’est que lors de la comparaison de différents cas de discontinuité de la lumière avec des angles variables de pénétration que peut apparaître ce qui est commun, la constance du coefficient de réfraction, et ce n’est qu’en comparant la discontinuité des diverses couleurs que l’attention se trouve attirée sur la différence, l’inégalité des coefficients. La comparaison conditionnée par la modification conduit à l’attention jusqu’aux plus hautes abstractions et en même temps jusqu’aux distinctions les plus subtiles (CSP, 258).67

La méthode de la modification permet non seulement de produire un grand nombre de faits, au sens où les expérimentations qui en procèdent permettent de mettre à jour des nouveaux faits, mais aussi d’en montrer, d’en démêler les éléments communs et les éléments différents.

En un sens, on retrouve là la position classique du problème de l’abstraction, même si Mach semble accorder tout autant d’importance à la recherche des différences qu’à la recherche des points communs permettant de produire des représentations générales abstraites. Mais ce qui importe davantage, c’est la nature des faits qui sont présentés par la méthode de la modification et comparés pour mettre en évidence leurs points communs et leurs différences. Dans le chapitre de La connaissance et l’erreur qui porte sur l’expérimentation mentale, Mach précise au passage la nature de ces faits :

Il est nécessaire de faire varier les circonstances qui influent sur un résultat, et ce qu’il y a de mieux, c’est d’imaginer une variation continue qui passe en revue tous les cas possibles. […] Nous trouvons donc la méthode des variations à la base tant de l’expérimentation mentale que de

l’expérimentation physique. Par une variation continue si possible, nous élargissons les limites de la validité d’une représentation ; en modifiant et en spécialisant les circonstances, nous modifions et nous spécialisons la représentation.68

Que signifie « passer en revue tous les cas possibles » ? Il s’agit de passer en revue non seulement tous les cas observés mais aussi tous les cas que l’on peut imaginer à partir de variations portant sur les cas déjà envisagés. Or, contrairement aux apparences, il y a là une ambiguïté. On peut comprendre en effet cela de manière tout à fait évidente : envisager tous les cas possibles, c’est ne pas en rester aux cas déjà envisagés mais en imaginer d’autres pour conduire d’autres expérimentations et obtenir d’autres résultats. Autrement dit, l’imagination de cas possibles débouche sur des expérimentations et des résultats réels. Mais, dans la perspective de Mach qui est celle de l’expérimentation mentale dans ce passage, cela peut aussi signifier expérimenter en pensée et donc ajouter aux expérimentations classiques des expérimentations mentales, aux cas réels des cas possibles. À supposer qu’on parle de « sens du possible » dans la situation évidente et dans la perspective de Mach, il n’a pas la même fonction, voire pas le même sens. Dans la situation évidente, ce sens du possible débouche sur une expérimentation et sur des résultats réels, alors que, dans l’autre situation, propre à la perspective de Mach, la mise en œuvre du sens du possible est en elle-même une expérimentation qui fournit des résultats.

On en tirera deux conséquences. La première, c’est que la représentation obtenue grâce à la méthode de la modification n’est pas une simple description des faits. Ou plutôt, elle est bien une description des faits, mais celle-ci ne s’oppose certainement pas à l’imagination de cas possibles, celle-ci donnant lieu ou pas à des expérimentations. Ainsi, parce qu’il insiste sur le passage en revue de tous les cas possibles et sur ce qui en découle : l’élargissement et la spécialisation de la représentation des faits, Mach échappe au moins en partie aux critiques que Musil lui adresse. Dans la deuxième partie de sa thèse, en effet, ce dernier évalue et critique l’idée de Mach selon laquelle la science est un phénomène d’adaptation économique. Le cœur de sa critique réside dans la distinction entre deux interprétations de ce principe d’économie, l’une étant indifférente, l’autre sceptique :

Une telle manière de considérer les choses, fondée sur l’histoire de l’évolution, la psychologie de la connaissance et l’économie de la pensée, peut être, du point de vue gnoséologique, indifférente ou sceptique. Je la désignerai comme indifférente aussi longtemps qu’elle ne veut être qu’une manière de considérer les choses à côté de la recherche véritablement théorique des fondements et des critères de la connaissance ; je l’appellerai sceptique dès lors qu’elle affirme que

cette autre recherche ne peut être menée à terme pour une raison quelconque et que l’on ne peut décider de la nature de la connaissance que du point de vue de l’économie ou selon des fondements biologiques et psychologiques.69

Or, selon Musil, même si l’on trouve dans l’œuvre de Mach des passages qui vont dans le sens des deux interprétations, ce dernier semble pencher du côté de la deuxième, c’est-à-dire privilégier exclusivement la conception économique de la science, de sorte que le seul fondement et le seul critère pour la connaissance semble être l’économie. Dans la perspective qui nous intéresse, cela signifie que le seul critère d’acceptation d’une représentation est son adaptation aux faits. Le problème, selon Musil, c’est qu’on ne trouve rien dans les écrits de Mach qui soit une justification de cette exclusivité du critère de l’économie. En même temps, une telle position « ne signifie rien d’autre que ceci : la connaissance dans les sciences inductives doit être élaborée dans une certaine mesure à partir du bas »70. Or cela est un « fait généralement admis »71 et ne dit rien des critères de vérité d’une représentation. Par conséquent, la position de Mach est soit une véritable restriction de la connaissance scientifique, soit une banalité.

Or, on peut s’étonner de cette critique de Musil : Mach accorde aussi une place centrale à la méthode de la variation, dont une forme particulière est l’imagination de cas possibles pour élargir et spécialiser la représentation des faits. Mieux : ce que Musil garde de Mach au chapitre 61 de L’Homme sans qualités, c’est précisément cette méthode de variation, d’abord rapportée au savant puis élargie sous la forme de l’imagination d’utopies. Contrairement à ce qu’on pourrait penser en lisant la thèse de Musil sur Mach, on peut donc dire qu’ils s’accordent pour donner une place centrale à l’imagination de possibilités. On touche alors à la deuxième conséquence : Musil retient de Mach non seulement la méthode de variation, mais aussi l’ambiguïté qui la caractérise. On pourrait penser que le sens du possible, comme l’imagination d’autres cas possibles chez Mach, a un terme dans la réalité, c’est-à-dire débouche sur une connaissance de la réalité ou une action sur la réalité. Il y a sans doute de cela dans la perspective de Musil : le sens du possible permet de voir autrement la réalité, y compris du point de vue de l’action. En même temps, Musil cherche tout autant à ne pas rapporter d’emblée ce sens du possible à la réalité, comme s’il n’offrait qu’un détour dans la connaissance de la réalité et l’action sur elle. Ou plutôt, parce qu’il semble difficile de comprendre ce que serait une capacité à imaginer des possibilités sans finalité et donc sans terme dans la réalité, Musil cherche à défendre un certain type de possibilité qui ne

69 EDM, 2e partie, p. 70. 70 Id., p. 77.

se définit pas seulement à partir de ce qui est tenu pour réel, à l’image de l’expérimentation mentale chez Mach.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 39-44)

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