• Aucun résultat trouvé

Le renouvellement des hypothèses et le scepticisme.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 116-120)

S’il y a une parenté de la formulation d’hypothèses avec le sens du possible, cela tient donc à ce qu’il s’agit d’essayer des hypothèses permettant de représenter les faits observés et les expériences ultérieures. Ici, essayer ne signifie pas qu’il y a incertitude dans leur formulation. Wittgenstein souligne en effet :

On avait toujours cru auparavant que l’hypothèse était une proposition, dont la vérité serait simplement moins fermement établie. On pensait : avec l’hypothèse nous n’avons pas encore

examiné tous les cas, nous sommes donc moins sûrs de leur vérité, tout comme si le critère décisif était, pour ainsi dire, un critère historique. Mais selon ma conception, l’hypothèse est d’entrée de jeu une structure grammaticale toute autre.235

L’hypothèse a une structure grammaticale autre : « elle ne résulte d’aucune proposition singulière, ni d’aucun ensemble de propositions singulières »236, elle est la règle qui permet d’en rendre compte et d’en construire. Wittgenstein semble ici distinguer entre essayer de décrire des faits observés et essayer des règles pour rendre compte des faits et construire des prédictions. Dans le premier cas, la vérité de la description serait ainsi incertaine, alors que, dans le deuxième cas, l’essayisme exprime la créativité de notre esprit dont parle Waismann.

Pourtant, comme on vient de le voir, Musil et Wittgenstein ne se contentent pas de constater qu’il y a nécessairement différentes théories possibles pour un même groupe de faits ou d’expériences : ces possibilités peuvent et doivent être pondérées en fonction de leur simplicité, de leur probabilité ou de leur caractère avantageux. Mais on pourrait tout aussi bien souligner avec Jacques Bouveresse le fait que :

Les hypothèses et les théories scientifiques, parce qu’elles sont définitivement sous-déterminées par les phénomènes observables, ne sont jamais réellement imposées et encore moins confirmées à un moment donné de façon définitive par eux, ce qui signifie qu’elles ne peuvent prétendre à aucune espèce de permanence. Si la tâche de la science est de déterminer quelles sont celles des possibilités auxquelles on pourrait songer qui sont réalisées dans la nature, elle a appris à accepter l’idée qu’il y a et y aura probablement toujours encore d’autres possibilités.237

Une telle conception des hypothèses ne tend-elle pas au scepticisme ? Il est intéressant de constater que J. Bouveresse justifie son analyse en s’appuyant sur un passage de la thèse de Musil qui renvoie lui-même à une conférence de Mach intitulée « Sur l’influence du hasard dans les découvertes scientifiques »238. Or, si Musil mentionne ce texte de Mach, c’est précisément pour illustrer la tendance la plus radicale, la plus sceptique de ce dernier, celle qu’il combat tout au long de sa thèse :

Face à une telle démonstration de l’importance des hasards historiques – et je n’ai aucune raison de douter de son exactitude –, on pourrait se sentir tenté d’avoir une opinion bien

235 WCV, 1er juillet 1932, p. 192. 236 Id., p. 193.

237 Jacques BOUVERESSE, La voix de l’âme et les chemins de l’esprit, op. cit, p. 95.

238 Ernst MACH, « Über den Einfluss zufälliger Umstände auf die Entwicklung von Erfindungen und

sceptique de la science et de mettre aussi les principes en relation avec cette conception. On nous y incite même : si les œuvres de la science sont dépendantes dans leur devenir d’influences psychologiques et individuelles, de faits relevant du hasard et si même le facteur d’adaptation donné par les faits peut orienter l’évolution dans des directions parfaitement divergentes selon une combinaison fortuite (c’est-à-dire selon les faits et les aspects des faits dont on dispose pour établir une comparaison), on est conduit à penser que le produit de telles adaptations, la science, n’est pas une chose qui ne puisse être autrement.239

Il est vrai que, pour Musil, une telle conception de la science a des vertus. Non seulement, de manière générale, elle permet à la physique moderne de « préserver, autant que possible, son champ des incertitudes de la métaphysique »240, mais en plus, elle la libère de la prétention à la vérité et à la durée, au profit d’une plus grande souplesse à l’égard des faits. En même temps, le risque est d’interpréter cela comme l’idée qu’« il n’y a pas de vérité au sens propre, mais seulement une convention pratique »241. Or, Musil n’accepte pas une telle solution. Et défendre « l’opinion ordinaire qui exige la vérité des résultats des sciences de la nature, c’est-à-dire cette certitude parfaitement claire, fondée concrètement sur une nécessité objective »242 n’est pas non plus une solution, puisqu’il y a une pluralité de théories possibles. Comment comprendre alors le renouvellement inévitable des théories possibles sans tomber dans le scepticisme ?

Ce renouvellement peut être compris comme une adaptation permanente des représentations scientifiques par rapport à la réalité. Selon R. von Heydenbrand, de ce point de vue, Musil reprend une autre idée de Mach qui penche moins dans le scepticisme que la dernière que nous venons de mentionner. Cette idée de Mach est la suivante :

De tels processus d’adaptation n’ont aucun commencement manifeste, car chaque problème qui fournit une incitation à une nouvelle adaptation suppose déjà une habitude de pensée constante. Mais ils n’ont pas aussi de fin prévisible, dans la mesure où l’expérience n’en a pas. Ainsi la science se trouve aussi au milieu du processus de développement.243

Le processus d’adaptation des représentations aux faits n’ayant ni commencement ni terme, dans la mesure où non seulement il présuppose une habitude de pensée mais aussi que cette technique est toujours remise en œuvre face à chaque problème, ces représentations sont

239 EDM, 2e partie, p. 72. 240 EDM, 3e partie, p. 100. 241 EDM, 2e partie, p. 73. 242 Ibid.

243 Renate VON HEYDEBRAND, Die Reflexionen Ulrichs in Robert Musils Roman « Der Mann ohne Eigenschaften. Ihre

dans une réadaptation inévitable, qui peut aller de leur simple modification à leur renversement. Mais il nous semble que Musil insiste bien davantage sur le progrès qui est alors rendu possible. Cela se voit aux pensées qu’il prête à Ulrich, de manière un peu ironique :

Il [Ulrich] voyait que, sur toutes les questions où elle [la science] se jugeait compétente, elle pensait autrement que les hommes ordinaires. Que l’on substitue seulement à l’expression « conceptions scientifiques » l’expression « conception de la vie », au mot « hypothèse » le mot « essai », au mot « vérité » le mot « fait », il n’y aurait pas une seule carrière de physicien ou de mathématicien notable qui ne dépassât de loin pour le courage et la puissance subversive, les plus extraordinaires hauts faits de l’histoire. L’homme n’était point encore né, qui eût pu dire à ses fidèles : « Volez, tuez, forniquez… notre doctrine est si forte qu’elle tirera de la sanie même de vos péchés le clair bouillonnement des torrents ! » Alors que, dans le domaine scientifique, il arrive à peu près tous les deux ans qu’un élément qui avait été tenu jusqu’alors pour une erreur renverse brusquement toutes les conceptions, ou qu’une pensée insignifiante et méprisée devienne la maîtresse d’un nouvel empire de pensées ; dans ce domaine, de tels événements ne sont pas de simples renversements ; comme l’échelle de Jacob, ils conduisent au ciel. Dans le domaine de la science, tout se passe avec la même force, la même souveraineté, la même magnificence que dans les contes. Et Ulrich sentait que les hommes ignoraient cela, qu’ils n’avaient même aucune idée de la façon dont on peut penser ; si on leur apprenait à penser autrement, ils vivraient aussi autrement.244

Ce qui était tenu pour une erreur renverse les conceptions en vigueur, une pensée insignifiante devient centrale : de tels événements ne sont pas seulement des renversements, mais « ils conduisent au ciel », c’est-à-dire qu’ils marquent un progrès. Mais en progrès vers quoi ? Parce qu’il s’agit du Ciel, faut-il en conclure qu’ils marquent un progrès en direction de la vérité, au sens non ordinaire, c’est-à-dire métaphysique voire religieux, du terme ? Non, c’est là la marque d’un enthousiasme d’Ulrich que Musil décrit de manière ironique dans ce passage. Il vaudrait mieux dire qu’il s’agit d’un progrès dans l’ordre de la simplicité, de la clarté ou du caractère avantageux des théories. Musil et Mach partent d’une même reconnaissance du renouvellement inévitable et nécessaire des conceptions scientifiques, mais Musil insiste bien davantage sur le fait que cela rend possible le progrès, alors que Mach est parfois tenté d’en tirer une forme de scepticisme.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 116-120)

Outline

Documents relatifs