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Les raisons insuffisantes de l’existence et le problème de la vie.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 146-150)

La question importante que pose le roman est donc celle de la pertinence de la demande de raison suffisante : quand est-il pertinent de demander à ce qu’une vie et le monde dans lequel elle est menée soient fondés sur une raison suffisante ? Qui pose une telle exigence ? Les différentes situations romanesques montrent qu’il y a des situations dans lesquelles cette exigence s’impose et d’autres dans lesquelles elle ne s’impose pas. La vie menée par le père d’Ulrich et le monde dans lequel elle est menée n’ont sans doute pas de raison suffisante : ils sont le résultat d’un certain nombre de transformations sociales, culturelles, historiques, etc. Mais dire cela, est-ce indiquer la raison suffisante de cette vie et de ce monde ? Certainement pas, c’est seulement en indiquer les raisons. En même temps, cela pose-t-il problème ? Non plus. En revanche, à supposer que la conscience continuelle de l’insuffisance des raisons qu’on a de vivre de telle ou telle manière soit répandue chez les habitants de l’Empire, alors la question a un sens, non seulement de manière critique par rapport à toute action qui se présenterait comme faite en vertu d’une raison dite suffisante, mais aussi de manière positive, avec pour but la détermination de ce pour quoi il faut vivre. Autrement dit, il faut que la vie ait perdu son évidence pour que la question de la raison suffisante de la conduite de la vie, individuelle ou collective, ait un sens. Il n’y a pas de raison suffisante à la vie menée pour celui qui n’en voit pas, mais il n’y a pas de

manque de raison suffisante pour celui qui ne ressent pas ce manque. C’est pour cette raison que nous semble pertinent le parallèle avec la manière dont Wittgenstein décrit la spécificité du problème de la vie :

N’avons-nous pas le sentiment que celui qui ne voit pas là de problème est aveugle à quelque chose d’important ? Voire à ce qu’il y a de plus important ? Ne suis-je pas tenté de dire qu’il vit sans but – et justement « aveuglément », un peu comme une taupe, et que si seulement il pouvait voir, alors il verrait le problème ?

Ou ne dois-je pas dire que celui qui vit bien ne ressent pas le problème comme quelque chose d’affligeant, et donc non plus comme problématique, mais plutôt comme une joie – quelque chose de semblable à un éther lumineux autour de sa vie, et non à un arrière-plan douteux ?289

Il n’y a pas de problème quant au sens de la vie pour celui qui ne voit pas de problème et qui serait pourtant incapable de dire quel est ce sens, si on le lui demandait. De la même manière, il n’y a pas de problème quant à la justification ultime de l’existence pour celui qui ne voit pas de problème, alors même qu’il serait incapable de dire quelle est cette justification si on la lui demandait. En même temps, dire cela, ce n’est pas nier le caractère problématique du sens de la vie ou de la justification de l’existence pour qui y voit un problème : ce problème se pose réellement à lui, toute la question étant de savoir ce qu’il va faire. Dans la perspective de Wittgenstein, il est vain de chercher à le résoudre en voulant dire le sens de la vie ou la justification de l’existence qu’une personne ne voyant pas le problème n’arriverait même pas à dire. Ainsi, « la solution au problème de la vie, on la perçoit à la disparition de ce problème »290, et non à sa résolution.

C’est là, nous semble-t-il, la situation dans laquelle se trouvent Ulrich et l’Empire : vivant dans la conscience continuelle des raisons insuffisantes de leur existence, ils sont à la recherche d’une raison suffisante qui justifierait le choix de telle ou telle manière de vivre résolvant le problème du sens de leur existence. Mais ce que montre le personnage du père d’Ulrich, c’est que celui qui ne connaît pas ce problème ne possède pas, en réalité, de raison suffisante justifiant la vie qu’il mène. Est-il aveugle à ce manque de raison suffisante ? Devrait-il ressentir un tel manque ou l’insuffisance de ses raisons de vivre ? Nullement, le problème ne se pose pas.

On peut donc le constater, les épisodes du petit château et de la critique du patriotisme nous introduisent au cœur du roman : ils décrivent l’indifférence pour l’ordre social et pour la

289 RM, p. 84-85. 290 T, 6.521, p. 112.

patrie propre à Ulrich291. En même temps, le fait de penser qu’on peut tout aussi bien habiter dans un petit château et dans un autre pays est à rapporter à un malheur : le fait que « pour tout ce qui le concerne personnellement, l’homme … fait toujours exception »292 au principe de raison suffisante. Dans le roman, Ulrich est avant tout un personnage qui expérimente le malheur provenant du fait de ne voir aucune raison particulière de faire telle chose plutôt que telle autre. Le sens du possible est donc avant tout une conséquence de ce malheur.

291 Cette indifférence est le point de départ de l’article Jean-Pierre COMETTI, « Pensées vivantes et formes de vie »,

dans les actes du colloque Robert Musil (Royaumont, 1985), Jean-Pierre COMETTI (éd.), Luzarhes, Éditions

Royaumont, 1986, p. 146-165.

C

HAPITRE

2 :L’

AMENAGEMENT INTERIEUR ET LE PROBLEME DE LA VIE

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 146-150)

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