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Nécessité d’une cause, nécessité de l’effet.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 104-107)

C HAPITRE 4 : L OIS ET CAUSALITE

7. Nécessité d’une cause, nécessité de l’effet.

La première conséquence de la propension à rechercher des causes est la restriction du concevable : il ne peut pas ne pas y avoir de cause. Mais cela a une deuxième conséquence : que les événements aient nécessairement des causes se transforme parfois en l’idée qu’ils sont nécessaires en vertu de leurs causes. Cela se voit notamment dans les jugements rétrospectifs qui, selon Wittgenstein, sont induits par l’adoption du point de vue causal :

Ce qu’il y a de fourvoyant dans le point de vue de la causalité, c’est qu’il conduit à dire : « Bien entendu, cela devait arriver ainsi. » Alors qu’on devrait penser : cela peut être arrivé ainsi, ou de quantité d’autres façons.205

En un sens, c’est ce qu’exprime Musil dans l’essai intitulé « L’Europe désemparé »206 :

Je ne veux pas faire de philosophie, Dieu m’en garde, en des temps aussi graves ; mais je ne peux m’empêcher de penser à l’homme fameux qui passe sous le fameux toit dont une tuile se détache. Était-ce une nécessité ? Sûrement oui et sûrement non. Que la fameuse tuile se soit détachée et que le fameux homme soit passé, voilà qui, sans nul doute … a un lien avec la loi et la nécessité ; mais que ces deux faits se soient produits au même moment n’en a aucun, à moins de croire au bon Dieu ou au règne, dans l’histoire, d’une raison plus puissante encore.207

204 Ibid. 205 RM, p. 98.

206 Cf. l’analyse de ce passage par J. Bouveresse, La voix de l’âme et les chemins de l’esprit, op. cit., p. 272-278. 207 E, « L’Europe désemparée, ou : Petit voyage du coq à l’âne », p. 137.

Il peut sembler paradoxal de citer ce passage pour illustrer l’idée d’une nécessité de l’effet en vertu de la cause. Mais ce que montre Musil, c’est que, dans le cas du hasard, il n’y a précisément pas de cause à la jonction des deux séries causales qui permette de dire que ce qui s’est produit et a les apparences du hasard est en réalité nécessaire. Autrement dit, dans sa perspective, découvrir la cause d’un événement relevant en apparence du hasard, c’est découvrir ce qui rend nécessaire cet événement.

Avant de revenir précisément sur cette idée de la nécessitation de l’effet par la cause, on soulignera tout d’abord qu’en réalité, elle est tout à fait distincte de celle de la nécessité d’une cause. Il y a, d’un côté, la question de savoir si le rapport entre la cause et l’effet est nécessaire, et, de l’autre, celle de savoir s’il y a nécessairement une cause à ce qui se produit. On présente parfois les choses ainsi : dans le premier cas, on va de la cause à l’effet, dans le deuxième cas, on remonte de l’effet à la cause, mais dans les deux cas, au fond, la question porterait sur le rapport de nécessité entre les deux, la nécessité ne faisant que changer de sens, de direction. En réalité, les deux problèmes ne sont ni solidaires ni symétriques, ce ne sont pas l’envers et l’endroit d’un problème plus général, celui du rapport entre causalité et nécessité.

Ils ne sont pas solidaires au sens où la réponse à l’une des deux questions n’implique aucune réponse quant à l’autre208. Affirmer, par exemple, que le rapport entre la cause et l’effet est nécessaire n’implique pas que ce qui se produit ait nécessairement une cause. La seule chose que l’on peut dire, c’est : si ce qui se produit a une cause, alors le rapport entre cette cause et ce qui se produit est nécessaire. Inversement, affirmer que ce qui se produit a nécessairement une cause n’implique pas que le rapport entre cette cause et cet effet soit nécessaire : on peut très bien considérer, comme dans les théories probabilistes de la causalité, que, au moins dans certains cas, la cause ne fait qu’augmenter la probabilité de son effet.

Mais le plus important, c’est le fait que les deux problèmes ne sont pas non plus symétriques. Plus précisément, la question de la nécessité ne se pose pas du tout de la même manière dans les deux cas. Dans le premier cas, on se demande si, dans un rapport de cause à effet, la cause rend l’effet nécessaire. Mais, dans le deuxième cas, on se demande si, telle ou telle chose se produisant, il existe nécessairement une cause à cela. Dans ce cas, la nécessité est celle de « l’existence » d’une cause (par opposition avec le fait qu’il n’y en aurait pas) et de l’existence d’« une » cause (par opposition avec l’identification de la cause en question). Ainsi, dans le premier cas, on dispose de la cause et de l’effet (et on se demande si ce rapport de cause à effet est un rapport de nécessité), alors que, dans le deuxième cas, on ne dispose pas de « la » cause, mais on dit que, nécessairement, il en existe « une », indéterminée. En réalité, on ne dispose pas

non plus de l’effet. Ou plutôt, se demander si ce qui se produit a nécessairement une cause, c’est justement se demander si l’on doit considérer ce qui se produit comme l’effet d’une cause. La vraie différence entre les deux questions classiques est donc la suivante : dans le premier cas, la question est celle du rapport de nécessité entre la cause et l’effet, alors que, dans le second cas, la question est celle de la nécessité de considérer ce qui se produit en termes de cause et d’effet.

Maintenant, y a-t-il une nécessitation de l’effet par la cause ? Dans le Tractatus, Wittgenstein reprend de Mach l’idée qu’il n’y a de nécessité que logique et que l’existence de liens causaux est un préjugé. Mais ce qu’il critique précisément, c’est l’assimilation de la causalité à une consécution logique entre deux événements, à une relation nécessaire entre deux événements. Or, il est intéressant de constater que cette critique ne le conduit pas pour autant à l’extrême inverse selon lequel il n’y a pas de causalité, qu’il ne s’agirait en réalité que de la concomitance de deux événements. Les Leçons sur l’esthétique font même le lien entre l’idée d’une liaison nécessaire assimilée à un « supermécanisme » et la critique de toute liaison au profit de simples concomitances :

Si on nous dit : « Pouvons-nous être immédiatement conscients de la cause ? », la première idée qui nous vient n’est pas celle de la statistique [(comme dans « la cause de l’augmentation du chômage ») – R.], mais celle de repérer un mécanisme. A-t-on assez souvent dit que si quelque chose est causé par quelque chose d’autre, c’est purement affaire de concomitance ! – N’est-ce pas très curieux ? Très curieux. Quand vous dites « il y a là seulement concomitance », cela montre que vous pensez qu’il peut y avoir quelque chose d’autre. Cela pourrait être une proposition empirique, mais je ne sais pas alors ce qu’elle serait. Parler ainsi montre que vous avez connaissance de quelque chose de différent, c’est-à-dire : la liaison. Que rejettent-ils quand ils disent : « Il n’y a pas de liaison nécessaire » ?209

Ce que Wittgenstein conteste, c’est tout autant l’assimilation de la liaison causale à une liaison nécessaire que sa réduction à une pure concomitance, et ce qu’il souligne, c’est la solidarité de ces deux confusions. L’enjeu de cette résistance à cette double réduction, c’est le rapport de la liaison causale aux modalités. Dans le premier cas, il n’y a qu’une seule liaison possible entre deux événements, donc une liaison nécessaire ; dans le second cas, il n’y a qu’une concomitance entre ces deux événements, mais pas de causalité. Or, ce que Wittgenstein soutient, c’est que la liaison causale est bien une liaison (et non une fiction recouvrant une simple concomitance) mais une liaison possible entre deux événements (et non une liaison nécessaire).

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 104-107)

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