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De Emerson à Dewey.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 174-178)

C HAPITRE 3 : L’ ESSAYISME

3. De Emerson à Dewey.

Ouvrons une parenthèse de l’ordre de l’histoire des idées : comment comprendre que le point de départ se situe dans Emerson, mais que l’on aboutisse à une défense de l’expérimentation sociale dont le taylorisme pourrait être un exemple ?

Tout d’abord, on l’a rappelé, cette maxime n’est pas vraiment une citation d’Emerson : Ulrich l’a composée à partir de passages d’Emerson. Ces passages se trouvent précisément dans l’essai intitulé Circles346, où l’on en trouve deux des éléments principaux : « Les hommes marchent comme des prophéties de l’avenir »347 et « toute action peut être dépassée »348. Concernant le troisième élément, l’idée que les actes sont des essais et des expériences, on ne trouve pas de formule correspondante, si ce n’est celles par lesquelles Emerson décrit sa propre conduite :

Mais, pour ne pas risquer d’égarer quiconque alors que j’ai toute ma tête et que j’obéis à mes caprices, je rappelle au lecteur que je ne suis qu’un expérimentateur. Qu’il n’accorde pas la moindre valeur à ce que je fais, ni ne jette le moindre discrédit sur ce que je ne fais pas, comme si je prétendais ranger les choses dans le vrai ou dans le faux. Disons plutôt que je dérange les choses. Aucun fait n’est à mes yeux sacré, aucun n’est profane non plus ; j’expérimente, tout simplement, je suis un chercheur perpétuel, sans Passé dans mon dos.349

Ce qu’Emerson dit de sa propre conduite, Ulrich le dit de l’ingénieur qui est lui-même un modèle pour les hommes en général, et il le justifie en affirmant que toutes les actions peuvent être dépassées par d’autres actions. Comme le souligne D. Thomä, c’est sur ce dernier point que

346 Cf. Diether THOMÄ : « “Das gesprochene Wort verliert seinen Eigensinn” Die Spuren der Sprach- und

Lebensphilosophie Ralph Waldo Emersons im Werk Robert Musils », Deutesche Vierteljahrsschrift für Literaturwissenschaft

und geistes-geschichte, 2006, 3, p. 456-485. Dans cet article, on trouve non seulement les références précises à ces

passages, mais aussi le relevé de toutes les références à Emerson dans les œuvres de Musil (p. 458 sq). Un des articles de référence sur les rapports entre Musil, Emerson et Wittgenstein est celui de Birgit GRIESECKE : « Essayismus als

versuchendes Schreiben. Musil, Emerson und Wittgenstein », in Essayismus um 1900, W. BRAUNGART und

K. KAUFMANN (hrsg.), Winter, Heidelberg, 2006, p. 157-175. Sinon, on peut consulter trois articles de Sophie DJIGO : « L’Homme sans qualités et le 10e caractère : Musil lecteur d’Emerson » in Revue Française d’Études Américaines,

n°122, 2009, p. 94-105 ; « Musil et Emerson : les mots que nous citons » in Archives de philosophie, Cahiers 73-3, automne 2010, p. 527-544 ; « Free Spirits : Idealism and Perfectionnism » in European Journal of Pragmatism and

American Philosophy, 2010, II, 2, p. 160-172.

347 Ralph Waldo EMERSON, Essays and Lectures, New York, Literary Classics of the United States, 1983, p. 405 ; tr. par

A. Wicke, Essais, Paris, Michel Houdiard, 2009, p. 70.

348 Id., p. 403 ; Essais, op. cit., p. 67. 349 Id., p. 412 ; Essais, op. cit., p. 79.

se justifie le rapprochement entre Emerson, Nietzsche et Musil. En effet, Nietzsche aurait noté un « Ja ?? » précisément dans la marge du passage d’Emerson que nous venons de citer350. Il nous semble même qu’un passage du Gai savoir est une citation indirecte de ce passage des Essais :

Contre le repentir - Le penseur voit dans ses propres actes des tentatives Versuche et des

questions visant à obtenir des éclaircissements sur un sujet quel qu’il soit : le succès et l’échec sont pour lui en premier lieu des réponses. Mais se mettre en colère ou éprouver du repentir du fait que quelque chose rate – c’est là une attitude qu’il abandonne à ceux qui agissent parce qu’on leur en donne l’ordre, et qui doivent s’attendre au bâton si le gracieux maître n’est pas satisfait du résultat.351

Si nous citons ce paragraphe en son entier, cela tient à ce que Nietzsche relie cette description du penseur en expérimentateur à la question du repentir : un essayiste ou un expérimentateur nietzschéen n’a pas de regret à avoir par rapport à ses essais ou ses expérimentations, il obtient seulement des résultats. Comme on l’a vu, c’est précisément grâce à cette thématique du repentir que Musil introduit sa morale du deuxième pas. Concernant l’expérimentation, il y a donc bien une continuité qui va de Emerson à Musil en passant par Nietzsche352.

En même temps, comme on l’a souligné, ces essais doivent devenir de véritables expérimentations. Que penser alors de l’association entre, d’un côté, Emerson et Nietzsche, et, de l’autre, l’ingénieur et le savant ? Tout d’abord, avec D. Thomä353, on soulignera l’ambivalence d’Emerson aux yeux de Musil. Dans certains passages, il l’assimile à ces défenseurs de l’âme contre la technique354, mais dans d’autres passages, il le rapporte effectivement à cette morale du pas qui est, pour Ulrich, celle de l’époque, c’est-à-dire celle que l’on trouve dans les rapports sociaux, la politique, mais aussi l’économie355. Ce n’est donc pas sans raison que Musil associe le nom d’Emerson à la figure de l’ingénieur. Ensuite, quand il s’agit de l’expérimentalisme dont fait preuve le scientifique, ce n’est plus Emerson mais Nietzsche qu’il mentionne. Nous avons déjà

350 Diether THOMÄ, « “Das gesprochene Wort verliert seinen Eigensinn” Die Spuren der Sprach- und

Lebensphilosophie Ralph Waldo Emersons im Werk Robert Musils », op. cit., p. 468. La note de l’article renvoie à la page 101 de l’article d’E. BAUMGARTEN, « Mitteilungen und Bemerkungen über den Einfluss Emersons auf Nietzsche », Jahrbuch für Amerikastudien, 1956, 1, p. 93-152.

351 Friedrich NIETZSCHE, Le gai savoir, trad. P. Wotling, Paris, Flammarion, 1997, §41, p. 98.

352 De manière plus générale, sur les rapports entre Musil et Nietzsche, les travaux sont nombreux. Sur cette question

de « l’esprit libre », on peut consulter l’article de David MIDGLEY, « Experiments of a free spirit : Musil’s

Explorations of Creative Morality in Der Mann ohne Eigenschaften », op. cit.

353 Nous pensons notamment à la fin de la première partie de sont article, op. cit., p. 460-467. 354 J I, cahier 11, p. 202 sq.

355 HSQ II, §10, p. 90 : « La morale de notre temps, quoi qu’on puisse raconter, est une morale de la production.

Cinq faillites plus ou moins frauduleuses sont justifiées pourvu que la cinquième soit suivie d’une époque de prospérité et de bénédictions. Le succès peut tout faire oublier … ».

cité ce passage du chapitre 12 de l’introduction du roman qui raconte comment, dans le domaine scientifique, Ulrich a pratiqué cette morale du deuxième pas comme un sport : « c’est précisément de la manière dont on améliore ses performances d’une victoire, d’un centimètre ou d’un kilo qu’il avait pratiqué la science »356. Or cela implique selon lui une forme de privation spirituelle liée à l’aventure de la science :

Ulrich avait considéré la science comme un préliminaire, un endurcissement, une sorte d’entraînement. S’il en ressortait que la pensée scientifique fût trop sèche, trop aiguë, trop étroite, sans échappée, il fallait l’accepter comme on accepte l’expression de tension et de privation qui s’inscrit sur le visage lorsque le corps, ou la volonté, fournissent un gros travail. Pendant des années, Ulrich avait aimé la privation spirituelle. Il haïssait les hommes incapables, selon le mot de Nietzsche, « de souffrir la faim de l’âme par amour de la vérité » … Son avis était qu’on était embarqué aujourd’hui avec toute l’humanité dans une sorte d’expédition, que la fierté exige de répondre « pas encore » à toute question inutile et de conduire sa vie selon des principes ad interim, tout en restant conscient d’un but qu’atteindront ceux qui viendront après nous.357

Ulrich tire le propos d’Emerson du côté de l’ingénieur et de la morale de notre temps, mais il tire le propos de Nietzsche du côté de la science – la différence étant, nous semble-t-il, qu’il y a plus de raisons de le faire pour Nietzsche que pour Emerson, au sens où Nietzsche se prête plus à la description de l’esprit dans lequel la science peut être pratiquée qu’Emerson par rapport à la morale de la production. Ainsi, la référence à Emerson et à Nietzsche ne s’oppose pas à l’expérimentalisme, mais on ne peut pas dire non plus qu’elle l’explique.

Sans chercher à l’expliquer, nous proposerons un autre rapprochement. Il nous semble que le type de philosophie la plus proche de ce que décrit Musil, c’est le pragmatisme de Peirce et de Dewey. Dans son article « La nature du pragmatisme », paru en 1905 dans The Monist, le premier décrit la figure, le type de l’expérimentaliste. Ce qu’il désigne par « expérimentalisme », c’est une manière de penser qui a son origine dans une formation et une vie en laboratoire : « … sa disposition est de penser toute chose exactement comme toute chose est pensée au laboratoire, c’est-à-dire comme une question d’expérimentation » 358 . Ce serait là une bonne description de certaines réflexions d’Ulrich, d’autant plus qu’il oppose lui aussi ces deux manières de penser359. Il est vrai en même temps que cette opposition est en elle-même assez peu originale

356 HSQ I, §12, p. 57. 357 Id., p. 57-58.

358 Charles Sanders PEIRCE, Œuvres complètes, tome II, trad. C. Tiercelin et alii, Paris, Cerf, 2003, p. 25.

359 HSQ I, §61, p. 309 : « Il est des activités intellectuelles où ce ne sont pas les gros livres, mais les petits traités qui

font la fierté d’un homme. Si quelqu’un venait à découvrir, par exemple, que les pierres, dans certaines circonstances restées jusqu’alors inobservées, peuvent parler, il ne lui faudrait que quelques pages pour décrire et expliquer un

et qu’il n’est donc pas étonnant de la retrouver aussi bien chez Musil que chez Peirce. Surtout, ce rapprochement a une limite en ce que l’expérimentalisme décrit par Musil a pour fonction de répondre à la question « comment doit-on vivre ? », alors que l’expérimentalisme décrit par Peirce n’a de vocation que théorique. Dans la première de ses conférences de Cambridge, ce dernier revendique en effet une filiation aristotélicienne, celle d’un partage strict des domaines théorique, esthétique et moral, par opposition à une filiation platonicienne360.

C’est donc surtout vers Dewey que l’on doit se tourner, puisqu’il accorde une place centrale à l’expérimentation dans le domaine des affaires humaines, tout en soulignant le fait qu’il ne s’agit pas des expérimentations des sciences de la nature :

Quand nous disons que la pensée et les croyances devraient être expérimentales, et non absolutistes, c’est une certaine logique de la méthode que nous avons à l’esprit, et non prioritairement l’exécution d’une expérimentation du type de celles qui sont menées en laboratoire. Une telle logique implique les facteurs suivants : premièrement, que les concepts, les principes généraux, les théories et les développements dialectiques qui sont indispensables à toute connaissance systématique soient formés et mis à l’épreuve en tant qu’outils d’enquête. Deuxièmement, que les mesures politiques et les propositions d’action sociale soient traitées comme des hypothèses de travail, non comme des programmes auxquels il faudrait adhérer et qu’il faudrait exécuter de façon rigide.361

phénomène aussi révolutionnaire. Les bons sentiments, en revanche, sont un thème sur lequel on peut toujours recommencer à écrire des livres, et ce n’est pas là du tout une simple affaire d’érudition : il s’agit bien d’une méthode grâce à laquelle les plus importants problèmes de la vie restent toujours indéchiffrés ».

360 Charles Sanders PEIRCE, Le raisonnement et la logique des choses, trad. C. Chauviré et alii, Paris, Cerf, 1995, p. 153 :

« Cette science théorique était pour lui Aristote une chose unique, animée par un seul esprit, et ayant pour but et fin ultimes la connaissance de la théorie. Les études esthétiques étaient d’un genre radicalement différent ; tandis que la moralité et tout ce qui se rapporte à la conduite de la vie formaient un troisième secteur de l’activité intellectuelle entièrement étranger dans sa nature et ses idées aux deux autres secteurs. Et maintenant, Messieurs, il m’appartient, au début de ce cours, de vous avouer qu’à cet égard vous avez devant vous un Aristotélicien et un homme de science condamnant de toute la force de ses convictions la tendance hellénique à mélanger la philosophie et la pratique ».

361 John DEWEY, Le public et ses problèmes, trad. J. Zask, Paris, Gallimard, 2010, p. 304-305 (initialement : The Later

Works, 1925-1953, vol. II, 1925-1927, Carbondale, Southern Illinois University Press, 1984). On pourrait prolonger

cette comparaison avec Dewey en faisant référence à certains passages de son article intitulé « Théorie de la valuation » (La formation des valeurs, tr. A. Bidet et alii, Paris, La Découverte, 2011, p. 67-169). On pense par exemple à ce genre d’affirmations : « En fait, cette méthode transfère simplement aux phénomènes humains ou sociaux les méthodes qui ont fait leurs preuves avec les objets de la physique et de la chimie … » (p. 160 sq). Le but de Dewey est de renouveler non seulement notre compréhension mais aussi notre manière de former des valeurs, à l’aune de ce qui se fait dans la pratique scientifique, dans le rapport entre faits, hypothèses et valeur. De manière plus générale, cela permettrait de comprendre autrement à la fois la proximité et la distance de Musil à l’égard du Cercle de Vienne. Le texte de Dewey a en effet été publié initialement à la demande d’Otto Neurath dans l’International Encyclopaedia of

Unified Science, 4, vol. II,Chicago, The University of Chicago Press, 1939, p. 1-67 (puis repris dans œuvres complètes

de Dewey, The Later Works, 1925-1953, vol. XIII, 1938-1939, Carbondale, Southern Illinois University Press, p. 189-

251). Il est une discussion de certains présupposés du Cercle de Vienne en matière d’éthique, notamment la distinction fait/valeur, au nom même de la méthode scientifique – discussion qui aurait fortement intéressé Musil.

C’est là ce qui se rapproche le plus de l’expérimentalisme de Musil. Il est vrai que Dewey opère une distinction qui semble s’opposer directement au projet de Musil : importer dans le domaine de la conduite de la vie la méthode expérimentale qu’on trouve dans les sciences de la nature. Cela souligne effectivement l’absence chez Musil d’une réflexion sur la particularité des sciences humaines et du type d’expérimentation qu’on pourrait en tirer. En même temps, il est intéressant de constater que les deux caractéristiques mentionnées par Dewey (la formation de concepts, de principes, de théories, en tant qu’outils d’enquête, et l’usage des mesures politiques et des propositions d’action sociale comme d’hypothèses) correspondent précisément à ce que vise Musil. À cela, on pourrait rajouter qu’il y a chez Dewey toute une réflexion sur la manière dont l’adoption de l’enquête est censée introduire une continuité dans l’action. Or, c’est là le problème souligné par Musil : comment faire en sorte que ce laboratoire qu’est la vie humaine ne travaille plus au hasard, mais ait une certaine direction, voire progresse ? Pour toutes ces raisons, nous pensons donc que le pragmatisme de Dewey, plus précisément sa réflexion sur l’importance de l’expérimentation dans la conduite des affaires humaines, est ce qui permettrait de développer le mieux l’expérimentalisme de Musil362.

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