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Une exigence de raison suffisante ?

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 144-146)

Nous aimerions dans un dernier temps questionner davantage la nature de ce principe de raison suffisante. Nous l’avons vu, le sens du possible s’exprime dans le jugement ou la conscience d’une raison insuffisante : Ulrich juge qu’il n’y a pas de raison suffisante l’empêchant de choisir un petit château plutôt qu’un appartement, les habitants de l’Empire vivent dans la conscience continuelle que leur existence est dénuée de raison suffisante. Le problème est alors : dans quelle mesure faut-il en conclure que nous devrions agir en vertu d’une raison suffisante ? Doit-on tirer du principe de raison insuffisante la règle contraire selon laquelle nous devrions avoir une raison suffisante quand nous agissons, et que notre existence devrait être justifiée par une telle raison ?

Revenons à la situation d’Ulrich au tout début du roman et à son choix d’habiter dans un petit château. Il est intéressant de constater qu’il ne voit pas de raison de ne pas choisir un petit château, et c’est en cela qu’il fait preuve de sens du possible. Mais a-t-il une raison suffisante de le faire ? Musil indique deux raisons : « Quand l’Homme sans qualités, quelque temps auparavant, était rentré de l’étranger, ce n’était au fond que par insolence, et parce qu’il avait horreur des

appartements ordinaires, qu’il avait loué ce petit château »287. Ce sont là deux raisons seulement négatives. S’il choisit de s’installer dans un petit château, ce n’est pas parce qu’il veut précisément vivre ainsi, comme un noble, mais par insolence et par horreur des lieux d’habitation ordinaires. Ainsi, il ne lui est pas égal d’habiter dans un château plutôt qu’ailleurs, il a au moins des raisons négatives de le faire. Mais ces raisons négatives sont-elles des raisons suffisantes ? On notera que ces deux raisons ne sont pas mises sur le même plan : il n’agit « au fond » que par insolence, l’horreur des logements ordinaires n’étant évoquée qu’ensuite, comme incidemment. Mais est-ce là le genre de raison suffisante dont Ulrich souligne le manque chez les hommes ? Il est clair que non. Par conséquent, Ulrich est le premier cas de vie sans raison suffisante que nous décrit Musil. En même temps, ne pourrait-on pas voir dans son insolence qui lui fait choisir un petit château, l’expression de ce désir d’être un grand homme dont les chapitres 9, 10 et 11 nous font la description ? Il nous semble que c’est le cas. Il est néanmoins difficile, y compris pour Ulrich, de donner un contenu à cette idée, de même qu’il est difficile pour l’Action parallèle de donner un contenu à « vrai patriotisme », « vrai progrès » ou « vraie Autriche ». Ainsi, le choix d’Ulrich oscille dans sa justification entre une raison négative insuffisante, l’insolence, et une raison positive suffisante, le désir de devenir un grand homme, à laquelle il est difficile de donner un contenu. Il nous semble donc qu’en ce sens, Ulrich tombe sous le coup de la critique qu’il adresse à l’Action parallèle au nom du PDRI. Une vie selon le sens du possible, selon l’idée qu’on pourrait agir tout aussi bien ainsi qu’autrement, est l’expression même d’une vie aux raisons insuffisantes – le choix de vivre dans un petit château n’ayant au final pour raison que cette insolence à l’égard de l’ordre établi. Quand Ulrich affirme que « malheureusement »288 l’homme fait toujours exception à ce principe de raison suffisante, ce malheur est aussi le sien.

Doit-on en conclure qu’il faut chercher une telle raison suffisante ? L’exemple du père d’Ulrich est particulièrement instructif. S’il est épouvanté par le choix de son fils, cela tient à ce qu’il y voit une présomption qui remet en cause une limite sociale (un bourgeois ne peut habiter dans un petit château), voire l’ordre social. Un autre ordre social dans lequel, par exemple, la distinction sociale entre la bourgeoisie et la noblesse ne serait plus que de degré, au point que des bourgeois pourraient mener une vie de nobles, est complètement inconcevable. De ce point de vue, le père d’Ulrich ne vit certainement pas dans la « conscience continuelle des raisons insuffisantes de sa propre existence » ni dans celle des raisons insuffisantes de l’ordre social dans lequel il vit. Est-ce à dire que ce monde et sa vie ont une raison suffisante qu’il pourrait invoquer ? À aucun moment dans le roman, le père d’Ulrich n’indique une telle raison, et il n’est pas sûr qu’il le puisse. Mais lui en faut-il une ? Si l’on ne possède pas une telle raison suffisante

287 HSQ I, §3, p. 17. 288 HSQ I, §35, p. 168.

justifiant sa vie et le monde dans lequel on vit, apparaît-il alors qu’on pourrait tout aussi bien vivre une autre vie dans un autre ordre social et qu’il faut absolument en chercher une ? La conséquence ne nous semble pas bonne. Autant on peut opposer le principe de raison insuffisante à la fondation de l’existence et de l’ordre social sur une prétendue raison suffisante, autant la question de la raison suffisante ne se pose peut-être pas nécessairement là où on n’a pas à fonder et où on ne prétend pas fonder l’existence et l’ordre social sur ce genre de raison, là où le besoin d’une raison suffisante ne se fait pas sentir. La question de la raison suffisante de la vie qui est menée et du monde dans lequel elle est menée n’est pertinente que là où on prétend mener sa vie selon une raison suffisante, par rapport à l’affirmation d’une raison suffisante.

À côté de ceux qui prétendent justifier l’ordre social par une prétendue raison suffisante (l’Action parallèle) et de celui qui en est dépourvu mais se méfie de ceux qui prétendent en connaître une (Ulrich), il y a une troisième situation : celle dans laquelle la vie et le monde dans lequel elle est menée vont de soi. Cette troisième possibilité est celle qui correspondrait, nous semble-t-il, à la situation du père d’Ulrich, si le reste des habitants de l’Empire avaient le même sentiment que lui.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 144-146)

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