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L’amour du métier.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 158-161)

C HAPITRE 2 : L’ AMENAGEMENT INTERIEUR ET LE PROBLEME DE LA VIE JUSTE

5. L’amour du métier.

Ce qui caractérise le rapport d’Ulrich à sa profession, on l’a vu en examinant les raisons de son retour au pays, c’est tout d’abord le fait qu’il ne l’exerce pas pour l’argent. Mais

dans le chapitre qui porte précisément sur sa désaffection pour le métier de mathématicien, on s’aperçoit qu’il ne l’exerce pas non plus pour la carrière et la dimension sociale qui va avec :

À strictement parler, il était resté ce qu’on appelle un espoir ; on nomme espoirs, dans la république des esprits, les républicains proprement dits, c’est-à-dire ceux qui s’imaginent qu’il faut consacrer à son travail la totalité de ses forces, au lieu d’en gaspiller une grande part pour assurer son avancement social ; ils oublient que les résultats de l’homme isolé sont peu de choses, alors que l’avancement est le rêve de tous, et négligeant ce devoir social qu’est l’arrivisme, ils oublient que l’on doit commencer par être un arriviste pour pouvoir offrir à d’autres, dans les années du succès, un appui à la faveur duquel ils puissent arriver à leur tour.309

On retrouve une idée que l’on avait exploitée dans l’examen de l’opposition entre l’homme du possible et l’homme du réel. Contrairement à l’homme du réel, l’homme du possible ne cherche justement pas à accumuler, que ce soit de l’argent ou des relations sociales, pour en exploiter les possibilités, puisque celles-ci sont toujours les mêmes – ici, arriver pour faire arriver les autres par la suite.

Ce qui reste alors, c’est simplement la passion pour le métier exercé. En quoi est-elle devenue problématique ? Ce qui est à l’origine de cette situation, du sentiment d’absurdité de son activité professionnelle, ce n’est pas la qualité de ses contributions en tant qu’universitaire. Non seulement « depuis plusieurs années qu’il avait embrassé cette troisième profession, sa contribution, de l’avis même des spécialistes, n’y avait point été médiocre »310, mais en plus, « qu’Ulrich pût penser avoir obtenu quelques résultats dans le domaine scientifique n’était pas absolument sans importance pour lui »311. Le problème réside dans la structure même de son activité même si, au fond, c’est un changement d’appréciation de cette structure qui est déterminante. Le chapitre 13, dont le titre introduit la comparaison entre le chercheur et le cheval de course, décrit précisément la manière dont Ulrich a pratiqué la science avant de changer :

Car c’est précisément de la manière dont on améliore ses performances d’une victoire, d’un centimètre ou d’un kilo, qu’il avait pratiqué la science. Son esprit devait prouver son acuité et sa force, et il avait fourni un travail de force. Ce plaisir qu’il prenait à la puissance de l’esprit était comme une attente, un jeu belliqueux, une sorte de droit imprécis, mais impérieux sur l’avenir. Il

309 HSQ I, §13, p. 55. 310 HSQ I, §11, p. 51. 311 HSQ I, §13, p. 55.

ne savait pas très bien à quoi le mènerait cette puissance ; on en pouvait faire tout ou rien, devenir grâce à elle un criminel ou le sauveur du monde.312

Or, ce qui a ressemblé un temps à une aventure sans but connu devient à ses yeux complètement absurde. Il s’agit exactement de la même activité, mais ce qui apparaît au premier plan, c’est l’absence de but : « Ulrich finit par découvrir encore qu’il ressemblait, même dans sa science, à un homme qui franchit une chaîne de montagnes après l’autre sans jamais apercevoir le but »313. On notera que cela provoque en lui un étonnement tout à fait analogue à celui qui naîtra par la suite de l’aménagement confié aux fournisseurs. L’étonnement lié à l’aménagement intérieur de son petit château : « voilà donc la vie qui est censée être la mienne ? », a son origine dans un étonnement à l’égard de sa vie initiale : « Bon Dieu ! dit-il, je n’ai pourtant jamais eu l’intention d’être un mathématicien toute ma vie ? »314. Une vie qui semblait presque valoir par elle-même, la recherche scientifique, apparaît subitement dépourvue de but, de sens. L’usage de ses capacités et qualités devient alors absurde lui aussi :

Avec une merveilleuse netteté, il voyait en lui, à l’exception du sens de l’argent dont il n’avait pas besoin, toutes les capacités et toutes les qualités en faveur à son époque, mais la possibilité de les appliquer lui avait échappé ; et puisque en fin de compte, si les footballeurs et les chevaux eux- mêmes ont du génie, seul l’usage qu’on en fait peut encore vous permettre de sauver votre singularité, il résolut de prendre congé de sa vie pendant un an pour chercher le bon usage de ses capacités.315

On en tirera la conséquence générale suivante : si toutes les possibilités semblent à Ulrich équivalentes, de même poids, s’il lui semble possible de faire telle chose autant que telle autre, cela tient à ce qu’il ne se sent limité par rien dans ses possibilités, ses sentiments, ses projets. Et s’il ne sent pas limité, cela tient en définitive au congé qu’il prend non seulement de son travail mais de sa vie. Quand un individu prend congé de son travail, de son appartenance sociale et culturelle, c’est-à-dire de sa vie, alors effectivement il est dans une situation telle que toutes les possibilités qui s’offrent à lui ou qu’il peut imaginer sont d’un poids égal.

312 Id., p. 57. 313 Id., p. 58. 314 Id., p. 59. 315 Ibid.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 158-161)

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