• Aucun résultat trouvé

L’expérimentation comme modification.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 35-39)

C’est au chapitre 61 du roman que l’on trouve la description la plus claire de l’expérimentation, telle que Musil la conçoit à la suite de Mach58. Cette description de quelques lignes sert avant tout à construire une définition de l’utopie, proche de la définition par Mach de l’expérimentation mentale. Nous réserverons cependant pour notre troisième partie l’étude de l’utopie à proprement parler, nous contentant pour l’instant de dégager les quelques caractéristiques de l’expérimentation scientifique qui permettent de préciser ce sens du possible. La description est la suivante :

Une utopie, c’est à peu près l’équivalent d’une possibilité ; qu’une possibilité ne soit pas réalité signifie simplement que les circonstances dans lesquelles elle se trouve provisoirement impliquée l’en empêchent, car autrement, elle ne serait qu’une impossibilité ; qu’on la détache maintenant de son contexte et qu’on la développe, elle devient une utopie. Le processus est le même lorsqu’un chercheur observe une modification dans l’un des éléments d’un phénomène complexe, et en tire ses conséquences personnelles ; l’utopie est une expérience dans laquelle on observe la

56 Jacques BOUVERESSE, La voix de l’âme et les chemins de l’esprit, op. cit., p. 61. 57 HSQ I, §10, p. 48.

58 Sur la réception de Mach par Musil, on peut consulter Renate VON HEYDEBRAND, Die Reflexionen Ulrichs in Robert

Musils Roman « Der Mann ohne Eigenschaften », op. cit., p. 48-57 ; Jean-Pierre COMETTI, Robert Musil ou l’alternative romanesque, Paris, PUF, 1985, surtout le 1er chapitre, et Musil philosophe. L’utopie de l’essayisme, Paris, Seuil, 2001, p. 45-51.

Pour les articles intéressants : Jacques BOUVERESSE, « La science sourit dans sa barbe… », L’Arc, n°74, 1978, p. 8-31,

reproduit dans La voix de l’âme et les chemins de l’esprit, op. cit., p. 85-122 ; Claudia MONTI, « Die Mach-Rezeption bei

Hermann Bahr und Robert Musil », Musil-Forum. Festschrift Ernst Schönwiese, Internationale Robert Musil Gesellschaft (éd.), 1984, 1 et 2, p. 201-213.

modification possible d’un élément et les conséquences que cette modification entraînerait dans ce phénomène complexe que nous appelons la vie.59

Quoi qu’il en soit, donc, de la définition de l’utopie et notamment des problèmes qu’elle pose, ce qui est important, c’est la reprise par Musil du concept central de modification que Mach utilise pour caractériser les expérimentations scientifiques. Musil en avait déjà noté l’importance dans sa thèse sur Mach, mais il faut surtout souligner qu’il ne l’avait pas critiqué, contrairement à d’autres concepts utilisés par ce dernier, par exemple celui d’économie comme critère de choix des descriptions. Sans que s’ensuive une prise de position critique, Musil décrivait ainsi les moyens utilisés par la recherche selon Mach et le rôle central que celui-ci attribue à la modification :

Tous les moyens utilisés par la recherche dans les sciences de la nature servent son économie. Surtout les moyens mathématiques dont la fécondité « repose sur la plus grande économie possible des opérations de la pensée » (CSP, 224 ; M, 526 et suiv.). Mais aussi toutes les méthodes heuristiques. La méthode fondamentale est celle de la modification (CSP, 257 ; CeE, 180, 185 et suiv., PT, 388).60

Même si Mach insiste sur la diversité des moyens utilisés par la recherche dans les sciences de la nature, selon Musil, deux d’entre eux sont mis en avant : les moyens mathématiques et la méthode heuristique. Ce sont là les moyens pour développer notre connaissance des faits, et ce, de manière économique, les moyens mathématiques concernant avant tout les opérations de la pensée, les méthodes heuristiques ayant pour fonction la mise à jour de nouveaux faits par de nouvelles expérimentations. Mais dans les deux cas, le concept de modification est central. Plus précisément, il y a aussi dans les mathématiques une démarche heuristique qui prend la forme de l’expérimentation, qu’elle soit mentale ou physique :

Il est naturel d’admettre que c’est justement dans ce domaine scientifique si simple, si fertile et si facilement accessible que les méthodes de l’expérimentation physique et de l’expérimentation

mentale se sont d’abord développées pour passer de là aux autres sciences. Cette opinion serait

certainement beaucoup plus répandue si l’enseignement des mathématiques élémentaires ne se

59 HSQ I, §61, p. 311.

60 EDM, 2e partie, p. 67. Dans la thèse de Musil, CSP désigne les Populär-wissenschaftliche Vorlesungen (Leipzig, Johann

Ambrosius Barth, 1896), M : Die Mechanik in ihrer Entwicklung (Leipzig, F. A. Brockhaus, 1883), CeE : Erkenntnis und

faisait d’habitude dans des cadres dogmatiques fixes, sous formes de propositions, où la méthode

heuristique est masquée de façon si regrettable.61

Il n’y a donc pas d’un côté les mathématiques et de l’autre la démarche heuristique : cette dernière est présente dans les premières sous la forme de l’expérimentation physique et mentale. Comme dans n’importe quelle science, l’expérimentation est présente dans les mathématiques, au moins dans leur partie heuristique. Par conséquent, la modification est un concept central : ce qui est essentiel dans une expérimentation, c’est le fait que l’on modifie tel ou tel de ses éléments, pour produire de nouvelles expérimentations et pour mettre à jour des faits qui n’avaient pas pu être observés jusque-là.

Il est donc significatif que Musil reprenne dans son roman cet aspect essentiel de l’expérimentation pour décrire la formation d’une utopie. C’est en effet l’expérimentation dont le point de départ est une modification initiale, qui sert de modèle à l’imagination d’utopies et plus généralement au sens du possible. Si l’on s’en tient à l’expérimentation seulement, il nous semble que ce concept de modification permet notamment de donner un sens concret aux deux premières formules du chapitre 4 qui servent à décrire le sens du possible : « L’homme qui en est doué, par exemple, ne dira pas : ici s’est produite, va se produire, doit se produire telle ou telle chose ; mais il imaginera : ici pourrait, devrait se produire telle ou telle chose »62. Dans un contexte scientifique, cela pourrait être compris ainsi : « certes, lors de telle ou telle expérience, s’est produite, va se produire ou doit se produire telle ou telle chose, mais on peut imaginer que, si l’on modifiait tel ou tel élément de cette expérience, alors pourrait et sans doute devrait se produire telle ou telle chose ». On peut se demander en effet si, dans cette description du sens du possible, n’est pas cachée ou présente de manière implicite la méthode de la modification : imaginer que telle ou telle chose pourrait ou aurait pu se produire repose sur une modification qui rend raison de la possibilité qui est imaginée.

En même temps, comme le rappelle R. von Heydebrand, la méthode de la modification n’est pas la seule à être désignée comme fondamentale :

Mach qualifie la « méthode de variation » de « méthode fondamentale de l’expérimentation », et Ulrich procède selon cette méthode. Il discute des mêmes thèmes avec différents interlocuteurs, les illustre avec différents exemples, les éclaire de différents côtés et avec des mises en relation toujours nouvelles, et il enregistre les nuances et les changements qui apparaissent.63

61 Ernst MACH, Erkenntnis und Irrtum, op. cit, p. 196 ; La connaissance et l’erreur, op. cit., p. 210-211. 62 HSQ I, §4, p. 20.

63 Renate VON HEYDEBRAND, Die Reflexionen Ulrichs in Robert Musils Roman « Der Mann ohne Eigenschaften », op. cit.,

Il nous semble tout d’abord que cette description de la méthode de variation est davantage celle de l’essai (au sens du genre littéraire) que celle de l’expérimentation scientifique, Musil distinguant bien les deux logiques au chapitre 6264. Ensuite, dans le passage du chapitre 61 qui nous sert de point de départ, ce que Musil décrit en mobilisant le concept de modification, c’est la méthode de variation telle que Mach la décrit par exemple dans Connaissance et erreur :

Pour étudier une multiplicité d’éléments dépendant les uns des autres d’une façon compliquée, nous n’avons à notre disposition qu’une seule méthode : la méthode des variations. Elle consiste à étudier pour chaque élément la variation qui se trouve liée à la variation de chacun des autres éléments. Il importe assez peu que ces variations se produisent d’elles-mêmes, ou que nous les introduisions volontairement ; les relations seront découvertes par l’observation et par l’expérimentation.65

Dans le cas de la démarche expérimentale, c’est justement l’expérimentateur qui modifie l’un des éléments de la multiplicité d’éléments qu’il étudie, pour découvrir les relations de l’élément modifié à l’ensemble auquel il appartient. Tel est précisément ce que Musil décrit au §61 : la modification est celle d’un élément qui appartient à un phénomène complexe et dont on espère trouver la relation exact avec ce phénomène complexe. Par conséquent, il nous semble qu’il ne faut pas tant distinguer la méthode de la modification et celle de la variation, que faire de cette dernière une méthode générale, qui peut prendre soit la forme de l’expérimentation, fondée sur une modification, soit celle de l’essai.

La conséquence la plus importante concerne le sens du possible : il est une capacité à imaginer d’autres possibilités, fondée sur une modification explicite ou implicite, qui rend raison de la possibilité imaginée. Cette conclusion nous permet de souligner un oubli de Kevin Mulligan dans son article « De la philosophie autrichienne et de sa place »66. Il y esquisse une liste de quatre caractéristiques censées permettre de cerner la spécificité de la philosophie autrichienne, et accorde toute son importance philosophique à Musil par rapport à la troisième et à la quatrième caractéristique : la fonction de plaisir et l’encyclopédisme. Mais s’il mentionne à juste titre Bolzano, Mach, Kerry, Brentano, Husserl et Wittgenstein quant à la première caractéristique : la « Nous trouvons donc la méthode de variation à la base tant de l’expérimentation mentale que de l’expérimentation physique ».

64 Cf. la justification du passage de la « vie hypothétique » à l’« essayisme », p. 315. 65 Ernst MACH, La connaissance et l’erreur, op. cit., p. 201-203.

66 Kevin MULLIGAN, « De la philosophie autrichienne et de sa place », in Jean-Pierre COMETTI et Kevin MULLIGAN

méthode de variation, il oublie Musil. Or, comme nous venons de le montrer, le sens du possible est une méthode de variations des possibilités.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 35-39)

Outline

Documents relatifs