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La vie hypothétique.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 178-181)

C HAPITRE 3 : L’ ESSAYISME

4. La vie hypothétique.

La « vie hypothétique » semble être une variante de la vie expérimentale. Ce qui fait le lien entre ces deux conceptions de la vie, c’est qu’elles relèvent toutes deux de la même morale du deuxième pas. Dans le chapitre 62, Musil réutilise en effet cette image du pas pour décrire la vie hypothétique :

362 À cela on peut objecter que Musil critique l’enquête telle que Dewey la comprend. Ce dernier apparaît à travers le

personnage de l’écrivain Surway censé inspirer Hagauer, le mari d’Agathe, au moment où ils sont sur le point de divorcer : « Hagauer lui-même avait eu le sentiment que ce qui se tramait là ne pouvait pas être réel. Revenu de ses obligations professionnelles, il s’était trouvé un soir, dans “l’appartement déserté”, devant un bloc de papier à lettres comme Ulrich en son temps, et sans savoir par où commencer. Mais, dans la vie d’Hagauer, le fameux “procédé des boutons” avait souvent réussi, et il y recourut une fois de plus. Ce procédé consiste à agir méthodiquement sur ses pensées, même dans des circonstances bouleversantes, tout comme un homme fait coudre des boutons à ses habits, parce qu’il n’aboutirait qu’à des pertes de temps s’il s’imaginait pouvoir enlever plus rapidement ceux-ci sans ceux-là. L’écrivain anglais Surway, par exemple, dont les travaux avaient amené Hagauer à ces considérations parce qu’il lui importait, jusque dans son chagrin, de les comparer avec ses propres vues, distingue cinq boutons de ce genre dans l’opération d’une pensée efficace : a) Observations faites sur un événement et laissant directement pressentir les difficultés de son interprétation ; b) constatation et délimitation précise de ces difficultés ; c) pressentiment d’une solution possible ; d) développement rationnel des conséquences de ce pressentiment ; e) suite des observations tendant à l’acceptation ou au refus de cette solution, et réussite de l’opération » (HSQ II, §29, p. 336-337). On voit effectivement le ridicule qu’il y aurait à appliquer cette technique à des problèmes de cœur, mais, précisément, notre rapprochement se réfère aux réflexions de Dewey sur les sciences sociales et non à la question de la conduite individuelle.

Ces deux mots vivre hypothétiquement continuaient à évoquer maintenant le courage et l’ignorance involontaire de la vie, le temps où chaque pas est une aventure privée de l’appui de l’expérience, le désir de grandeur dans les rapports et ce souffle de révocabilité que ressent un jeune homme lorsqu’il entre dans la vie en hésitant. … il a l’impression d’être un pas, libre d’aller dans toutes les directions, mais qui va toujours d’un point d’équilibre au suivant, et toujours en avançant.363

En quel sens s’agit-il d’une conduite « hypothétique » de la vie ? Quelle différence le choix de l’hypothèse comme modèle plutôt que celui de l’expérimentation introduit-il ? Musil décrit ainsi ce qu’Ulrich tenait pour central dans cette conception de la conduite de la vie :

Le sentiment passionnant d’être élu pour quelque chose, quoi que ce soit, voilà la seule chose belle et certaine qu’il y ait en celui dont le regard mesure pour la première fois le monde. S’il contrôle ses émotions, il n’est rien à quoi il puisse dire oui sans réserve ; il cherche la bien-aimée possible, mais il ne sait pas si c’est la bonne ; il est en mesure de tuer sans être certain qu’il doit le faire.364

Vivre de manière hypothétique, c’est d’abord vivre avec une forme de réserve à l’égard de ce que l’on fait, parce que l’on ne sait pas ou n’est pas certain que ce que l’on fait est la bonne chose, va dans le sens de ce pour quoi on se sent élu. L’élément nouveau est celui de la certitude et de l’incertitude : certitude d’être élu pour quelque chose et incertitude concernant ce que l’on fait. Si les actes sont considérés comme des essais, cela tient dans la vie expérimentale à ce qu’on peut toujours faire suivre un acte par un autre acte, que ce soit pour essayer autre chose encore ou pour donner rétrospectivement au premier telle valeur ou telle signification. Mais, dans la vie hypothétique, cela tient à ce que, eu égard au « sentiment passionnant d’être élu pour quelque chose », on ne sait pas si ce que l’on fait correspond à ce pour quoi on se sent élu. On pourrait étayer cette différence en rappelant une des phrases du passage d’Emerson dont Ulrich se sert pour composer sa maxime :

Mais, pour ne pas risquer d’égarer quiconque alors que j’ai toute ma tête et que j’obéis à mes caprices, je rappelle au lecteur que je ne suis qu’un expérimentateur. Qu’il n’accorde pas la moindre valeur à ce que je fais, ni ne jette le moindre discrédit sur ce que je ne fais pas, comme si

363 HSQ I, §62, p. 315. 364 Id.

je prétendais ranger les choses dans le vrai ou dans le faux. Disons plutôt que je dérange les choses.365

Pour l’expérimentateur tel que le voient Emerson et Ulrich à sa suite, avec l’essai et l’expérimentation, il n’est pas question de vérité et de fausseté. Ce n’est donc pas par référence à la vérité et à la fausseté que les essais et expérimentations sont dits possibles. Mais avec la vie hypothétique, la situation est différente : c’est en référence à l’ignorance et à l’incertitude quant à ce qui est vrai ou faux, et donc en référence à la nécessité de faire des hypothèses au sens ordinaire du terme, qu’il y a plusieurs essais et expérimentations possibles. On peut toujours formuler plusieurs hypothèses possibles alors même qu’on cherche à saisir la vérité de manière certaine, et c’est sur ce modèle que l’on devrait concevoir la conduite de la vie : considérer ses actes comme des hypothèses alors même qu’on cherche à saisir la vérité de manière certaine concernant ce qu’il faut faire.

On comprend alors pourquoi la comparaison dans la description de la vie hypothétique, se fait non plus avec l’ingénieur mais avec le savant : « Que pourrait-il donc faire de mieux ce jeune homme que de garder sa liberté à l’égard des faits qui voudraient l’induire à croire trop précipitamment en eux ? »366 La liberté à l’égard des faits est en réalité une liberté à l’égard de la croyance qu’ils induisent, autrement dit une liberté à l’égard des croyances que l’on a à leur égard, à l’image du savant qui, s’il doit rendre compte des faits, ne se méfie pas moins de ce que l’on tient pour des faits. Cette attitude a même ses raisons dans une certaine description du monde :

Il pressent que cet ordre n’est pas aussi stable qu’il prétend l’être ; aucun objet, aucune personne, aucune forme, aucun principe ne sont sûrs, tout est emporté dans une métamorphose invisible, mais jamais interrompue, il y a plus d’avenir dans l’instable que dans le stable, et le présent n’est qu’une hypothèse que l’on n’a pas encore dépassée.367

Il ne suffit pas de dire comme Jacques Bouveresse que :

… l’idée dominante semble être ici celle de la distinction des faits et des hypothèses et la décision de traiter comme de simples hypothèses possibles une multitude de choses qui sont acceptées prématurément comme des faits.368

365 Ralph Waldo EMERSON, Essays and Lectures, op. cit., p. 412. 366 HSQ I, §62, p. 315.

367 Id.

Il faut rajouter à ce commentaire juste en lui-même l’idée que rien n’est sûr (pour reprendre la liste de Musil : aucun objet, aucune personne, aucune forme, aucun principe). Surtout, on insistera sur le fait que, dans une telle conduite de la vie, il ne s’agit pas tant de garder sa liberté à l’égard des faits, que de garder sa liberté à l’égard de ce que l’on fait. Il est vrai qu’une telle conduite a ses raisons dans une certaine description des faits : aucun n’est sûr, mais ce qui est hypothétique, ce sont les actes de l’individu qui mène une telle vie.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 178-181)

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