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La maison de Wittgenstein.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 161-163)

C HAPITRE 2 : L’ AMENAGEMENT INTERIEUR ET LE PROBLEME DE LA VIE JUSTE

6. La maison de Wittgenstein.

À la question : « comment se fait-il qu’aux yeux d’Ulrich, toutes les possibilités se valent ? », nous avons donc une première réponse : elle tient à son rapport particulier à la société dans laquelle il vit, rapport qui dépend de son engagement dans sa profession. Mais il y a une deuxième réponse à notre question et, pour y arriver, nous partirons d’une comparaison entre cet épisode de l’aménagement intérieur et la construction par Wittgenstein d’une maison pour sa sœur316.

Les passages du roman concernant l’aménagement intérieur peuvent être compris relativement à Wittgenstein de deux manières. Tout d’abord, il y a une question historique. On se souvient qu’après avoir insisté sur le fait que toutes les méthodes et tous les styles étaient possibles et que se posait dès lors la question du choix, Musil mentionne l’impératif architectural suivant : « L’homme moderne naît en clinique et meurt en clinique : il faut que sa demeure ressemble à une clinique ! »317. On peut se demander si Musil ne tire pas cette référence à l’architecture d’avant-garde, la ressemblance avec la clinique, de ce qu’il a vu Wittgenstein construire la maison de sa sœur. C’est là ce que suggère Jacques Bouveresse quand il aborde, dans une note de La Voix de l’âme et les chemins de l’esprit, la question des relations réelles entre Musil et Wittgenstein :

Musil, qui habitait à l’époque au n°20 de la Rasumofskygasse, a eu pratiquement sous les yeux la construction de la maison que Wittgenstein avait conçue pour sa sœur dans la Kundmanngasse et à laquelle il a travaillé, d’abord avec Engelmann puis, pour l’essentiel, seul, de 1926 à 1928. Non seulement l’auteur de L’Homme sans qualités aurait pu difficilement ignorer que l’architecte n’était autre que Wittgenstein lui-même, mais on peut se demander si les considérations qui portent sur le thème « Haus und Wohnung des Mannes ohne Eigenschaften » dans le roman (chapitres 2 et 5 de la Première Partie), ne doivent pas être mises en relation plus ou moins directe avec cette expérience.318

316 Sur la question de l’architecture chez Wittgenstein, on mentionnera notamment : Bernhard LEITNER, The

Architecture of Ludwig Wittgenstein (London, Academy Editions, 1995) ; Paul WIJDEVELD, Ludwig Wittgenstein. Architect (Amsterdam, The Pepin Press, 2000) ; Gunther GEBAUER et al., Wien-Kundmanngasse 19, Bauplanerische, morphologische

und philosophische Aspekte des Wittgenstein-Hauses (Munich, Wilhem Fink Verlag, 1982) ; Céline POISSON (éd.), Penser,

dessiner, construire. Wittgenstein et l’architecture (Paris, L’éclat, 2007) ; ainsi que l’article de Jacques BOUVERESSE, « Wittgenstein et l’architecture » in : Essais I, Wittgenstein, la modernité, le progrès et le déclin, Marseille, Agone, 2000, p. 125-137. On regardera surtout le livre de Jean-Pierre COMETTI intitulé La maison de Wittgenstein, Paris, PUF, 1998,

dans la mesure où l’auteur se réfère en même temps à Musil.

317 HSQ I, §5, p. 25.

Il est vraisemblable en effet que Musil ait dû apprendre quelque chose de l’architecte qui menait une telle construction en plein centre de Vienne, et qu’il fasse référence à cette construction dans le passage que nous avons cité.

En même temps, Musil place son personnage dans une situation qui n’est justement pas celle de Wittgenstein. En effet, alors que ce dernier doit construire une maison entière, à partir de rien, Ulrich acquiert quelque chose d’existant. La question du style de la maison ne se pose donc pas :

Par bonheur pour Ulrich, le petit hôtel, dans l’état où il le trouva, possédait déjà trois styles superposés, de sorte qu’il était vraiment impossible, dans de telles conditions, de satisfaire à toutes ces exigences à la fois.319

La description plus précise qu’on en trouve au chapitre 3 renforce d’ailleurs le contraste avec la référence à la clinique :

C’était, en partie sauvegardé, un jardin du XVIIIe ou même du XVIIe ; en passant devant la grille

de fer forgé, on apercevait entre des arbres, sur une pelouse tondue avec soin, quelque chose comme un petit château à courtes ailes, un pavillon de chasse ou une folie des temps passés. Plus précisément, le rez-de-chaussée était du XVIIe, le parc et le bel étage portaient la marque du XVIIIe,

la façade avait été remise à neuf et légèrement gâtée au XIXe, de sorte que l’ensemble avait cet air

« bougé » des surimpressions photographiques ; tel, néanmoins, que l’on ne pouvait que s’arrêter devant pour faire « oh ! ».320

Si la question du style dans lequel la maison est construite ne se pose pas, en revanche est soulevée celle de l’aménagement intérieur : c’est là la seule chose qui reste à Ulrich, après la remise en état et l’adaptation à l’époque. Comme le lui rappellent les revues d’art, ce n’est d’ailleurs pas là seulement ce qui lui reste, il s’agit pour lui d’exprimer qui il est dans l’aménagement de son intérieur. Ainsi, « après un examen approfondi de ces revues, il décida qu’il aimait encore mieux prendre lui-même en main l’aménagement de sa personnalité, et il se mit à dessiner son futur mobilier »321. Or, c’est là en un sens ce que fit Wittgenstein, puisqu’il a dessiné

319 HSQ I, §5, p. 24. 320 HSQ I, §2, p. 14-15. 321 HSQ I, §5, p. 25.

entre autres les poignées de porte et les radiateurs de la maison de sa sœur322. Le parallèle historique est donc justifié au moins sur ce point.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 161-163)

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