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La compréhension fonctionnelle de la valeur.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 185-188)

C HAPITRE 3 : L’ ESSAYISME

7. La compréhension fonctionnelle de la valeur.

Dans la vie expérimentale et dans la vie hypothétique, les essais devaient être menés comme on mène des expérimentations et comme on formule des hypothèses. Avec la conception de la conduite de la vie en termes d’essai, on pourrait croire qu’Ulrich laisse de côté la démarche scientifique puisqu’il fait référence à un genre littéraire. Pourtant ce n’est pas totalement le cas. Paradoxalement, après avoir fait référence au genre littéraire de l’essai, Musil utilise plusieurs comparaisons qui relèvent du domaine des sciences : les atomes et leur valence chimique, le champ de forces, les fonctions. Nous examinerons la première dans notre troisième partie, en rapport avec la philosophie du langage développée par Musil, mais n’examinerons pas la deuxième, qui est plus occasionnelle.

Dans notre perspective, l’essentiel réside surtout dans cette référence à la fonction376 que nous trouvons aussi dans l’un des deux chapitres consacrés à l’idée d’« homme sans qualités », lors de la description des opérations de l’esprit :

Pour lui l’esprit , le bien et le mal, le haut et le bas ne sont pas comme pour le sceptique des notions relatives, mais les termes d’une fonction, des valeurs qui dépendent du contexte dans lequel elles se trouvent.377

375 Ibid.

376 Pour une analyse précise de cette question, voir Jacques BOUVERESSE, Robert Musil. L’homme probable, op. cit., p. 83-

88. Nous nous permettons de renvoyer par ailleurs à notre article sur la question : « Par-delà bien et mal ? », in

Cette affirmation est particulièrement intéressante dans la mesure où elle constitue le pendant de ce qui est dit dans la description de l’essayisme. Dans cette description, Musil insiste surtout sur le fait qu’il n’y a pas un bien et un mal en soi, c’est-à-dire une définition de ce que sont le bien et le mal, puisqu’un événement est bon ou mauvais en fonction des circonstances. Mais dans l’affirmation que nous venons de citer, on s’aperçoit que Musil n’en tire pas une position sceptique. Comme le dit J. Bouveresse :

Musil tient manifestement à distinguer sa position de celle du relativisme éthique de l’espèce ordinaire. Que la valeur d’une action ne soit pas une grandeur absolue, ne l’empêche pas nécessairement d’être une propriété objective de l’action dans le contexte qui fait de cette valeur ce qu’elle est. L’absolutisme et le relativisme partagent, aux yeux de Musil, le présupposé erroné que le bien et le mal sont, sinon des propriétés intrinsèques, du moins des qualités qui peuvent, en tout état de cause, être attribuées à l’individu ou à l’acte eux-mêmes.378

On pourrait s’en tenir au premier abord à la distinction de trois positions : l’absolutisme et son contraire, le scepticisme, auxquels s’opposerait le relativisme de Musil, au sens précis où la valeur est relative au contexte. Mais il faut aussi donner toute son importance au modèle de la fonction mathématique : le bien et le mal ne sont pas des “constantes” mais des “valeurs fonctionnelles” »379. Que peut-on tirer de cette comparaison ? Si on ne peut la prendre au pied de la lettre au sens où il s’agirait de trouver une formule mathématique des valeurs, néanmoins il faut prendre au sérieux l’idée de Musil selon laquelle le couple bien/mal doit être compris par analogie avec les mathématiques. La question est donc : qu’est-ce qui dans la fonction mathématique peut nous permettre d’élaborer une autre conception du bien et du mal ?

Le premier élément de réponse réside dans la différence entre la fonction mathématique et la loi telle qu’elle est conçue habituellement. Dans ce dernier cas, la loi exprime une constante, c’est-à-dire une valeur qui reste la même quelles que soient les circonstances, les situations, les personnes. Mais la fonction mathématique à laquelle pense Musil comporte en elle des éléments qui ne sont pas constants mais variables, de sorte que la valeur qu’elle prend est variable elle aussi. Aux lois cherchant à exprimer une constante on peut donc opposer ces fonctions mathématiques dont certains éléments sont variables et dont le résultat est lui-même variable. Il nous semble donc que, de manière générale, Musil ne cherche pas tant à en finir avec le lien entre, d’un côté, le bien et le mal, et, de l’autre, la loi, qu’à modifier notre conception de la loi. Celle-ci ne doit être ni

377 HSQ I, §40, p. 192.

378 Jacques BOUVERESSE, Robert Musil. L’homme probable, op. cit., p. 84-85. 379 HSQ I, §10, p. 46.

la fixation d’une constante morale (ce qui est bon, c’est de…), ni celle d’une généralité morale tolérant des exceptions (ce qui est bon, c’est de…, bien que, dans certaines situations, il faille…), mais une « formule logique qui satisfasse au besoin d’univocité sans étouffer l’ambivalence des faits »380, autrement dit, une formule qui assigne en elle une place essentielle à la variabilité.

Le deuxième élément de réponse est lié au rapport entre la relativité des valeurs (le fait qu’elles dépendent des circonstances) et l’objectivité des jugements moraux. Comme on l’a déjà souligné, on pourrait croire que la critique du bien et du mal au nom de leur relativité a pour conséquence qu’ils sont arbitraires. C’est là où la comparaison avec la fonction mathématique devient intéressante. Dans le cahier 24 daté des années 1904-1905, Musil discute un certain nombre de thèses des Recherches logiques de Husserl. Une partie de ses remarques est consacrée à la défense par Husserl de l’absoluité de la vérité contre le relativisme en général et le relativisme anthropologique de Sigwart en particulier. Contre ce dernier pour qui la vérité est relative à la nature humaine, Husserl soutient que la vérité est une idéalité qui n’est relative à rien, pas même à la nature humaine. Or, c’est précisément ce à quoi Musil s’oppose dans la remarque suivante :

D’ailleurs, la vérité peut fort bien être relative à quelque chose de relatif, une fonction dans un système de coordonnées qui se déplace lui-même à l’intérieur d’un autre, indéterminé.

Le « sens » du concept de vérité ne présuppose qu’une relation énonçable au premier système, relation que le psychologisme fournit, alors que le relativisme nie la possibilité de déterminer les relations par rapport au second système de coordonnées, ce qui n’a plus rien à voir avec le « sens » de la vérité.381

La vérité est relative à un système qui la définit, de même qu’une fonction est relative à un système de coordonnées. Que ce système de coordonnées soit lui-même relatif à un système plus vaste qui varie (des pratiques scientifiques, une société, une culture, etc.) ne change rien au fait qu’il définit des critères de vérité pour la fonction permettant de faire le tri entre les énoncés vrais et ceux qui ne le sont pas. Adaptons ces remarques au bien et au mal : le bien et le mal peuvent fort bien être relatifs à quelque chose de relatif, une fonction dans un système de coordonnées qui se déplace lui-même à l’intérieur d’un autre, indéterminé. C’est la relation des jugements de valeur à un système de coordonnées morales qui fait que ces jugements sont corrects ou pas, quand bien même ce système de coordonnées morales dépend lui-même d’un autre système : des circonstances, une organisation sociale, une culture particulière. Ainsi, le bien et le mal ne sont pas des constantes mais la valeur prise par une fonction qui intègre des variables, les

380 E, « La Nation comme idéal et comme réalité », p. 132. 381 J I, cahier 24, p. 162.

circonstances, et qui dépend elle-même d’un contexte. On retrouve là un des aspects de la démarche scientifique que nous avons décrits dans notre première partie : le fait que les lois établies par les sciences de la nature permettent de rendre compte non seulement des cas observés mais aussi des cas possibles.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 185-188)

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