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Le retour de la causalité : la critique de Mach.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 108-111)

Nous avons déjà tempéré la critique de Musil à l’égard de la causalité, en examinant la nouvelle dans laquelle il décrit la recherche d’une cause au passage manqué de la comète de Halley. Nous pouvons maintenant rappeler de manière plus générale qu’un des buts avoués de sa thèse sur Mach était de défendre une partie des concepts que ce dernier avait attaqués, dont celui de causalité. Il est vrai que Musil en reprend en bonne partie la critique : dans la mesure où la recherche de causes soit se termine en Dieu soit ne se termine pas, il est nécessaire de lui substituer la recherche de fonctions210. Pourtant, on notera, d’une part, que, dans le roman, Musil ne dit pas que la recherche de fonctions doit être substituée à celle de causes, mais que cette dernière doit être reléguée à l’arrière-plan et que la première doit la compléter quand on sort des situations ordinaires. D’autre part, si Musil dit bien dans sa thèse sur Mach que le concept de fonction est de fait bien souvent substitué à celui de causalité, il n’en tire pas la conclusion que ce dernier doit être abandonné. Bien au contraire, un des traits marquants de sa thèse, c’est une certaine défense de ce concept ou, en tout cas, la défense de la part de vérité qu’on trouve dans le point de vue assez traditionnel dont Musil trouve une expression chez Helmholtz :

Les causes les plus proches que nous attribuons aux phénomènes naturels peuvent être elles- mêmes invariables ou variables ; dans ce dernier cas, le même principe nous ordonne de rechercher les autres causes de ces modifications jusqu’à ce que nous parvenions aux causes ultimes qui agissent selon une loi invariable et qui donc provoquent à chaque fois dans les mêmes

210 Dans sa thèse sur Mach, Musil donne la définition courante de la fonction : « Si l’on demande encore ce que sont

en fait les relations fonctionnelles, on nous donnera la réponse que nous connaissons déjà : ce sont celles qui expriment la dépendance quantitative réciproque des éléments de détermination mesurable des phénomènes ; pour leur explication, nous sommes renvoyés aux équations de la physique » (EDM, 4e partie, p. 110).

circonstances extérieures les mêmes effets. Le but final des sciences de la nature est donc de découvrir les causes invariables des faits naturels.211

Il est clair que Musil ne peut accepter certains éléments de cette conception traditionnelle, notamment l’idée que l’on puisse parvenir à des causes ultimes ou encore l’idée que ces causes produiraient dans les mêmes circonstances les mêmes effets. Sur ce dernier point, quand, après avoir cité Helmholtz, il résume les objections de Mach à l’égard de la conception traditionnelle, il est en bonne partie en accord avec certaines d’entre elles, à savoir que le principe « même cause, même effet » est une abstraction212, que la cause n’est que le complément d’un complexe de faits déterminant l’effet213, ou encore que la causalité n’est qu’une relation parmi de multiples relations214. Mais alors, comment peut-il malgré tout défendre en partie le concept de causalité s’il accepte ces trois premières objections de Mach ? Que peut-il bien garder de la conception traditionnelle de la causalité ? La différence se fait au niveau de la quatrième et dernière objection de Mach :

Les relations auxquelles on est conduit par un traitement exact de ce genre le système d’équations différentielles simultanées sont, au contraire des caractéristiques de la relation causale, réversibles et n’expriment pas de caractères successifs. Ainsi, dans l’exemple qui vient d’être donné, lorsqu’on ne tient compte que de la relation directe entre masses et corps, cette relation est exprimée par une équation et chaque élément se manifeste comme fonction de l’autre. Cause et effet seraient dans un tel cas interchangeables, donc nullement caractérisés comme cause et effet.215

Ce que Musil remet en cause, c’est l’usage par Mach d’une caractéristique des relations, leur réversibilité, pour disqualifier le concept de causalité. Certes, dans une équation, il y a réversibilité des relations, de sorte qu’une équation n’exprime pas en elle-même des rapports de succession et encore moins des rapports de causalité : la cause et l’effet sont interchangeables. Tout en acceptant cela, Musil souligne qu’il y a, de fait, dans la réalité, des rapports de succession qui ne sont pas réversibles :

211 Heinrich HELMHOLTZ, Über die Erhaltung der Kraft, Eine physikalische Abhandlung, Berlin, G. Reimer, 1847, p. 2-3.

Cité dans EDM, 4e partie, p. 105.

212 EDM, 4e partie, p. 105-106 : « … Mach objecte à cela que les mêmes effets présupposés provoqués par les

mêmes circonstances n’existent que de manière abstraite, c’est-à-dire qu’il faut pour cela négliger d’autres aspects des faits, tandis que l’on ne trouve pas dans la réalité de répétition exacte des mêmes faits. »

213 Id., p. 106 : « Nous trouvons cependant une signification partielle de cette objection dans l’affirmation selon

laquelle le discours sur la cause et l’effet repose sur une observation inexacte, parce qu’une analyse plus précise révèle que la prétendue cause n’est jamais que le complément d’un complexe de faits qui détermine l’effet prétendu. »

214 Id., p. 107. 215 Ibid.

La même chose vaut également pour le second concept fondamental attaqué, celui de la causalité ; les faits eux-mêmes nous y renvoient aussi. Par exemple, l’équation concernée associe une certaine quantité de travail de manière purement fonctionnelle à une quantité de chaleur donnée ; un fait subsiste cependant que n’exprime certes pas l’équation, mais qui fait partie de sa discussion : la friction engendre de la chaleur, mais la chaleur n’engendre pas de friction, sinon par une tout autre voie, indirecte. Présupposer que tous ces rapports unilatéraux puissent se transformer en rapports simultanés et réversibles n’est pour le moment qu’un conte merveilleux ; même si ces relations, examinées avec précision, devaient être telles que les suppose Mach dans l’exemple du coup de feu, cela n’exclurait pas encore que des relations causales existent entre les éléments de ces processus qui ne se trouvent pas immédiatement voisins. C’est le fait de l’élaboration de la causalité.216

Certes, l’équation mettant en rapport une quantité de travail avec une quantité de chaleur n’exprime pas de rapport de succession et de causalité entre ces deux quantités, mais cela n’empêche pas qu’on puisse relever un fait : le travail engendre de la chaleur alors que l’inverse n’est pas le cas, ou en tout cas, pas directement. La réversibilité du rapport entre travail et chaleur n’est donc valable que dans l’équation et l’observation fournit des faits qui montrent que le concept de causalité n’est pas arbitraire, mais a un « fondement réel »217. Non seulement la réalité se prête à son usage mais aussi certains faits nous invitent à l’élaborer :

Dans le fleuve général des phénomènes, on trouve également des points d’appui très précis permettant l’élaboration de certains concepts, « parfaitement contrôlables par les expériences », puisqu’ils reposent sur leur fondement (AS, préface). Pour rester dans la parabole d’Héraclite : le fleuve des phénomènes manifeste diverses particularités du courant qui font admettre une structure solide donnant une certaine orientation, même si cette structure n’est pas directement visible.218

Ainsi, Musil suit Mach sur un certain nombre de critiques concernant le concept de causalité, mais il ne conclut certainement pas de la détermination réversible des variables à la nécessité de se passer du concept de causalité.

216 Id., p. 124. 217 Ibid. 218 Id., p. 125.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 108-111)

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