• Aucun résultat trouvé

La prédiction comme sélection.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 92-94)

C HAPITRE 4 : L OIS ET CAUSALITE

3. La prédiction comme sélection.

L’autre conséquence que l’on peut tirer de ces analyses concerne le sens du possible, dont on rappellera les premiers éléments de description, au chapitre 4 de l’introduction du roman : « L’homme qui en est doué, par exemple, ne dira pas : ici s’est produite, va se produire, doit se produire telle ou telle chose ; mais il imaginera : ici pourrait, devrait se produire telle ou telle chose … »178. En un sens, celui qui établit des lois de la nature est doué d’un certain sens du possible, dans la mesure où il n’en reste pas à ce qui s’est produit de fait et qu’il a pu observer (« ici s’est produite telle ou telle chose »), mais cherche à rendre compte de tout cas concevable. Par delà ce qu’il a pu observer, il cherche à rendre compte de ce qui se produit si l’on se trouve dans tel cas, ou ce qui se produirait si l’on se trouvait dans tel autre cas. Mais, en autre sens, les lois qu’il établit rapportent chaque situation observée ou imaginée à sa conséquence dans ce monde-ci. Le but n’est pas d’envisager ce qui pourrait se produire, ou du moins ce qui pourrait aussi bien se produire, mais de rendre compte de ce qui s’est produit dans telle situation et d’indiquer ce qui se produira ou se produirait dans telle autre situation.

De ce point de vue, sens du possible et prédiction s’opposent assez nettement. Le sens du possible est l’imagination d’autres possibilités par rapport à ce qui s’est produit ou par rapport à ce qui, dit-on, se produira ou se produirait dans telle ou telle situation. La prédiction, au contraire, est la sélection d’une possibilité parmi d’autres, dont on dit qu’elle est ce qui se produira. Un passage des Remarques sur les fondements des mathématiques de Wittgenstein permet de justifier cette idée : « Il doit en être ainsi ne signifie pas qu’il en sera ainsi. Au contraire : “Il en sera ainsi” sélectionne une possibilité parmi d’autres. “Il doit en être ainsi” ne voit qu’une seule possibilité »179. Celui qui dit « va se produire telle ou telle chose » fait une prédiction en sélectionnant une possibilité parmi d’autres, celui qui dit « doit se produire telle ou telle chose » énonce le résultat d’une preuve qui l’amène à ne plus voir qu’une seule possibilité, mais celui qui dit « pourrait tout aussi bien se produire telle chose » remet en cause la prédiction et le résultat de la preuve. En effet, contre le résultat de la preuve, il affirme qu’il y a d’autres possibilités, et contre la prédiction, il ne voit pas de raison de sélectionner la possibilité qui l’a été.

178 HSQ I, §4, p. 20.

On nuancera cependant cette opposition sur plusieurs points. Tout d’abord, il n’est pas nécessaire d’assimiler la distinction « il en sera ainsi »/« il doit en être ainsi » à celle de la prédiction et de la preuve. « Il doit en être ainsi » exprime tout aussi bien l’attachement à une prédiction quand celle-ci semble remise en cause, la sélection d’une possibilité se « durcissant » dans l’idée qu’il n’y a pas d’autre possibilité – nous reviendrons sur ce point par la suite. Ensuite, on remarquera que là encore, la description du sens du possible par Musil mêle plusieurs éléments qui ne sont pas nécessairement concordants. Certes, penser que va se produire telle ou telle chose et penser que pourrait tout aussi bien se produire telle autre chose s’opposent. Mais Musil définit aussi l’homme du possible comme celui qui dit : « ici pourrait, devrait se produire telle ou telle chose », ce qui semble introduire une différence de degré seulement180, comme si les prédictions de cet homme du possible étaient assorties d’un coefficient de probabilité, ou du moins exprimaient une prudence, que Musil accorde en réalité souvent à l’homme de science.

Ainsi la réponse à la question du rapport entre le sens du possible et la construction de prédictions sur la base de lois dépend de la conception qu’on se fait de cette construction. Si l’on considère que les lois permettent de déterminer avec certitude ce qui se produira, alors il faut mettre en évidence la spécificité du sens du possible. Mais si l’on considère, à la manière de Musil, que les scientifiques sont prudents, qu’ils déterminent, sur la base de lois, ce qui devrait arriver, alors il y a une parenté entre cette démarche et le sens du possible, qui ne serait qu’une version plus poussée de cette prudence. Quelle est la réponse la plus probable ? Il est clair que la prudence est, pour Musil, un trait caractéristique de l’homme de science : « Que pourrait-il donc faire de mieux que de garder sa liberté à l’égard du monde, dans le bon sens du terme, comme un savant sait rester libre à l’égard des faits qui voudraient l’induire à croire trop précipitamment en eux ? »181. Et cette prudence à l’égard des faits pourrait très bien être appliquée aux prédictions : le savant est aussi celui qui sait rester libre à l’égard de prédictions qui voudraient s’imposer à lui comme absolument certaines. En même temps, Musil n’en reste pas à cette description du sens du possible (l’homme du possible imaginera : « ici, pourrait, devrait se produire telle ou telle chose »), mais ajoute l’idée d’équipossibilité (d’une chose, il pense « qu’elle pourrait tout aussi bien être autre ») et celle d’une indifférence à l’égard de ce qui est (« ne pas accorder plus d’importance à ce qui est qu’à ce qui n’est pas »). Cela ne montre-t-il pas que le sens du possible ne saurait se réduire à ce que l’on vient de décrire ?

Quoi qu’il en soit, il est clair que, si les lois de la nature permettent de penser non seulement ce qui a été observé mais en plus tout cas concevable, néanmoins, elles rapportent ces cas concevables à ce qui se produirait si on les réalisait. Les lois de la nature rabattent le

180 Nous avons déjà abordé ce point dans notre 2e chapitre, au §9. 181 HSQ I, §62, p. 315.

concevable sur le fonctionnement probable du réel. Comme on le verra au début de notre 4e partie, le concevable ne connaît pas le même sort dans le cas de l’utopie.

Dans le document Musil, Wittgenstein : l'Homme du possible (Page 92-94)

Outline

Documents relatifs